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Stakhanov dans la taïga sibérienne

Il y a dans La Lettre inachevée une proposition de cinéma très forte, pour ne pas dire écrasante, un souffle ravageur propre à enfermer les sceptiques dans leur réserve et à propulser les autres vers les sphères éthérées du naturalisme russe. Cette proposition, c'est l'inversion de la hiérarchie habituelle qui impose à la mise en scène de servir le récit ; non pas que cette inversion n’existe nulle part ailleurs, mais laisser la forme (ne pas) guider le fond produit très souvent des effets spécieux et stériles. Il arrive cependant que cette perspective fasse sens, parfois, et le film de Mikhail Kalatozov en est un parfait exemple. Autrement dit, ici, l'histoire de ces quatre géologues, missionnés par l'Union soviétique dans une parcelle de la taïga sibérienne pour en étudier les ressources en diamants, n'est qu'un prétexte. Absolument pas une finalité. Une manière détournée d'amener le spectateur dans le champ d'un survival lyrique à la poésie visuelle éblouissante, irradiante, teintée de propagande soviétique étonnamment nuancée (nous sommes en 1959). À noter que l'effet ravageur de la mise en scène rimera chez certains avec tapageur, et je vous invite à lire la critique de Kalopani (ici) pour aborder cette expérience du point de vue des sceptiques — ayant tout de même apprécié.

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La première partie, introduisant le lieu et les personnages, n'est donc qu'une mise en bouche. La mise en scène initialement discrète s’impose progressivement, au fil des péripéties légèrement artificielles : les cadrages se font obliques, presque intimidants, et les gros plans sur les visages se multiplient. On observe alors l'homme soviétique dans toute sa splendeur, le soldat prêt à se tuer à la tâche pour trouver coûte que coûte les fameux diamants. C'est à ce moment-là que la caméra suit de très près les mouvements des travailleurs, elle colle au va-et-vient des pioches qui sondent le sol et elle s'attarde presque lascivement sur les corps en sueur. Progressivement, des flammes garnissent les contours du cadre par surimpression, dans un délire graphique à la limite de l'hypnose, conférant aux images une force brute et brûlante. La panique des géologues, craignant de rentrer bredouilles à Moscou, devient alors palpable. Ils s'emparent de leurs outils avec vigueur et retournent la terre avec une application toute stakhanoviste. Ils creusent de plus en plus vite. La machine s’emballe. Tout s'accélère. Les plans en contre-plongée, comme le montage de plus en plus nerveux et la musique de plus en plus furieuse, accompagnent brutalement cette montée en puissance.

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Un constat s’impose : on est en 1959 et il semblerait que les métiers de chef opérateur et de cadreur étaient très proches de celui de cascadeur. Serguei Ouroussevski déploie une inventivité folle en allant chercher des plans impossibles, de plus en plus impressionnants : perchés en haut d’arbres en feu, en travelling dans les forêts denses enneigées, ou encore à bord d'un hélicoptère au-dessus d’une rivière glacée. Stakhanov était visiblement autant devant que derrière la caméra...
La deuxième partie, consacrée à la fuite des géologues dans la taïga suite à un incendie, maintiendra les badauds dans un état de sidération visuelle permanent. Le travail de composition affine lentement le thème des silhouettes vagues perdues au milieu de la nature immense, et la rend presque irréelle. Une nature peu accommodante dans laquelle les hommes évoluent avec difficulté dès les premières minutes, à travers d'épais branchages, sous la pluie ou au milieu d'arbres calcinés. Un décor naturel impressionnant (on dirait que la forêt a été construite sur mesure), constitué de troncs et de branches entrelacés, qui évoque étrangement celui qu’utilisera quatre ans plus tard Tarkovski pour L'Enfance d'Ivan, en 1963. La lutte pour la survie s’intensifie et devient acharnée, une nécessité absolue pour empêcher l'homme de sombrer dans un environnement aussi hostile que flamboyant. À partir de ce moment, la transition est terminée : la photographie a totalement pris le relais, c'est elle le moteur du film qui le porte et nous porte de scène en scène.
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La propagande communiste est bien sûr assez présente dans La Lettre inachevée (qui est une œuvre de commande, ne l’oublions pas), mais les aspects qui y ont trait sont très intéressants car elle se manifeste de manière extrêmement nuancée. L'homme soviétique est sommé de maîtriser son environnement mais il ne peut lutter contre un tel déchaînement des éléments. C'est un combat perdu d'avance qui borne clairement les ambitions prométhéennes (©Themroc) de l'URSS. On peut même voir dans les transmissions radio unilatérales une forme étonnante de dérision : les géologues ne pouvant plus communiquer avec Moscou, les discours officiels de glorification qu'ils entendent résonnent comme autant de paroles vaines, proférées dans le vide. Ils sont livrés à eux-mêmes, impuissants, et doivent faire face à la rage de la nature dans tous ses éléments : la pluie, le feu, la terre, et le vent.

Alors bien sûr, le scénario en tant que tel ne dispose pas d’arguments solides et ne propose pas grand-chose à se mettre sous la dent. On peut même dire que l'évolution psychologique des personnages frôle le néant. Mais il serait dommage d’aborder La Lettre inachevée en privilégiant voire en se limitant à ce niveau de lecture. Cela reviendrait à négliger l’attachement quasiment mystique à la nature qui transparaît de chaque séquence du film, car il y a là une véritable fascination culturelle donnant lieu à d'innombrables séquences hallucinatoires. Le film de Mikhail Kalatozov est à savourer comme une alternance extatique entre séquences contemplatives et séquences nerveuses, où la tension et l'immersion vont de pair, crescendo, alimentant un état de transe conjoint chez les personnages comme chez le spectateur. L'ambiance sonore particulièrement soignée y est aussi pour beaucoup, enveloppe tour à tour douce et angoissante. Une atmosphère prenante qui trouvera son climax romantique lorsque les visages des deux amoureux se superposent par surimpression au niveau d'un de leurs yeux, et son climax dramatique lorsqu’un orage nocturne éclate et pousse Tatiana Samoilova à hurler son désespoir face caméra.

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