Je m'attarde - Mot-clé - Autarcie le temps d'un souffle<br />2024-03-25T15:05:00+01:00Gilles P.urn:md5:53884a1dc0a56fcabb5795c6d1504dfbDotclearHow the Myth Was Made: A Study of Robert Flaherty's Man of Aran, de James B. Brown et George C. Stoney (1978)urn:md5:8f87207c84e794e68eb476a8009a39802020-06-30T22:46:00+02:002020-07-04T10:44:33+02:00RenaudCinémaAutarcieDocumentaireEthnologieIleIrlandeMensongePêcheRobert J. Flaherty <img src="https://www.je-mattarde.com/public/RENAUD/CINEMA/how_the_myth_was_made/.how_the_myth_was_made_m.jpg" alt="how_the_myth_was_made.jpg, juin 2020" style="margin: 0 auto; display: block;" />
<div id="centrage"><span style="font-size: 18pt;"><ins><strong>Étude d'impacts<br /></strong></ins></span></div>
<p><ins>How the Myth Was Made</ins> est une œuvre presque indissociable du film de <strong>Flaherty</strong>, <a href="http://www.je-mattarde.com/index.php?post/L-Homme-d-Aran-de-Robert-Flaherty-1934"><ins>L'Homme d'Aran</ins></a>, dont elle entend observer les conséquences sur place, 35 ans plus tard. Un peu de la même nécessaire façon dont <strong>Les Blank</strong> avait capté l'atmosphère sur le tournage de <a href="https://www.je-mattarde.com/index.php?post/Portraits-croises-Fitzcarraldo-de-Werner-Herzog-1982-et-Burden-of-Dreams-de-Les-Blank-1982"><ins>Fitzcarraldo</ins></a> dans <a href="https://www.je-mattarde.com/index.php?post/Portraits-croises-Fitzcarraldo-de-Werner-Herzog-1982-et-Burden-of-Dreams-de-Les-Blank-1982"><ins>Burden of Dreams</ins></a>, <strong>George Stoney </strong>est retourné sur cette île située au large des côtes irlandaises pour essayer d'identifier et de comprendre les effets du tournage sur la population. C'est à ce titre un documentaire à réserver aux amateurs de <strong>Flaherty</strong>, et plus encore à ceux qui ont vu son film de 1934.</p>
<p>Le grand-père de <strong>Stoney </strong>habitait sur l'île d'Aran à l'époque où <strong>Flaherty </strong>s'installa avec sa femme pour réaliser leur film : l'occasion pour lui, au travers de cette petite heure, de creuser autant du côté de l'influence de la mise en scène de la vie des habitants à la fin des années 70 que du côté de ses propres racines. <strong>Flaherty</strong>, lui, avait été attiré par cette communauté sur la base des récits qui en étaient faits dans les années 20, focalisés sur la dureté des conditions de vie. <ins>L'Homme d'Aran</ins> est devenu au fil du temps un film emblématique de la lutte héroïque de l'homme contre la nature, que les habitants montrent religieusement à leurs enfants et petits-enfants. <strong>Stoney </strong>s'intéresse en semi-ethnologue aux conséquences de l'intégration dans un film des gestes issus (pour certains, car il ne s'agit ni d'un documentaire ni d'une fiction à proprement parler) du quotidien, érigés en un mythe de la nature.</p>
<p>Il est très amusant de voir comment les habitants ne sont pas d'accord sur plusieurs points, certains n'ayant pas du tout apprécié comment <strong>Flaherty </strong>a modifié la réalité tandis que d'autres se montrent extrêmement enthousiastes. Le film questionne les souvenirs des uns et des autres, et lance de nombreux débats sur la véracité de telle ou telle façon de ramasser les algues, avec l'aide des femmes selon certains, à dos d'animaux selon d'autres. La rencontre 35 ans plus tard avec la femme du marin pêcheur (qui était d'ailleurs forgeron en dehors du film) est très touchante, avec les photos prises par <strong>Frances Flaherty </strong>en souvenir de leur passage, et rappelle à quel point la population avait été surprise d'apprendre qu'on pouvait faire un film sur leur vie et avec eux dans leur propre rôle (l'utilisation d'acteurs non-professionnels est en soi original en 1934), ou presque. On discute beaucoup de l'obstination de <strong>Flaherty </strong>pour capter la bonne scène avec la bonne tempête, malgré le danger que cela représentait pour les hommes sur le bateau. Même sur la rive, certains y ont laissé des plumes.</p>
<p>On rappelle ainsi que la chasse au requin n'avait déjà plus cours depuis 50 ans à l'époque, mais que cela constituait un argument poétique et marketing (il fallait bien vendre le projet !) très important. L'impression de réel si chère à <strong>Flaherty</strong>, doublée d'une volonté d'aider les habitants en leur permettant de réapprendre cette ancienne technique et lutter d'une certaine manière contre leur pauvreté. À l'inverse, certains éléments importants de leur quotidien ont été exclus (car jugés peu romantiques ou lyriques), comme par exemple les vaches amenées au marché en bateau. Dans le même registre de construction d'une fiction à vocation documentaire, on apprend que <strong>Flaherty </strong>a dû passer par le prêtre du village (alors que la religion est totalement absente du film) pour convaincre la mère d'un enfant, afin que ce dernier puisse y figurer. Autant de conceptions du témoignage et de la représentation qui ont marqué les habitants de l'île d'Aran et ont laissé des marques indélébiles sur ces lieux.</p>
<p>Un autre regard sur une communauté îlienne irlandaise : <ins>The Village</ins>, <strong>Mark McCarty</strong>, 1968.</p>
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<img src="https://www.je-mattarde.com/public/RENAUD/CINEMA/how_the_myth_was_made/.algues_m.jpg" alt="algues.jpg, juin 2020" /> <img src="https://www.je-mattarde.com/public/RENAUD/CINEMA/how_the_myth_was_made/.barque_m.jpg" alt="barque.jpg, juin 2020" />
</div>https://www.je-mattarde.com/index.php?post/How-the-Myth-Was-Made-A-Study-of-Robert-Flaherty-s-Man-of-Aran-de-James-B-Brown-et-George-C-Stoney-1978#comment-formhttps://www.je-mattarde.com/index.php?feed/atom/comments/800À l'angle du monde, de Michael Powell (1937)urn:md5:6319dec244f6a4ee0ed89832f393227b2020-06-01T11:34:00+02:002020-06-01T10:58:56+02:00RenaudCinémaAutarcieEcosseIleIsolementLyrismeMichael PowellPoésiePêche <img src="https://www.je-mattarde.com/public/RENAUD/CINEMA/angle_du_monde/.angle_du_monde_m.jpg" alt="angle_du_monde.jpg, mai 2020" style="margin: 0 auto; display: block;" />
<div id="centrage"><span style="font-size: 18pt;"><ins><strong>Ultima Thule</strong></ins></span>
</div>
<p>Saint-Kilda est un archipel appartenant à l'Écosse situé au large des Hébrides extérieures, isolé dans l'océan Atlantique, à plus de 150 kilomètres des côtes. Son île principale, Hirta, avec ses impressionnantes falaises maritimes, n'a jamais connu une population excédant la centaine d'habitants. Conclusion d'un déclin démographique long de près d'un siècle, lié à des conditions de vie très rudes, l'île fut évacuée en 1930 à la demande de ses propres habitants. C'est ce contexte-là, très singulier dans l'histoire ilienne, qu'a choisi <strong>Michael Powell </strong>pour son tout premier film personnel réalisé en 1937, à la croisée des univers de <strong>Flaherty </strong>et <strong>Epstein</strong>, 3 ans après <a href="https://www.je-mattarde.com/index.php?post/L-Homme-d-Aran-de-Robert-Flaherty-1934"><ins>L'Homme d'Aran</ins></a> et 8 ans après <a href="https://www.je-mattarde.com/index.php?post/Finis-Terrae-de-Jean-Epstein-1929"><ins>Finis Terrae</ins></a>. Détail intéressant, il se met lui-même en scène, accompagné de sa femme, dans le rôle d'un navigateur arborant les côtes de Hirta et intrigué par l'histoire de cette île récemment désertée, à l'angle du monde. Alors qu'il arpente une crête enherbée, il découvre une pierre tombale portant la mystérieuse mention "gone over", initiant le long flashback au centre du film.</p>
<p>C’est donc le récit d’une petite communauté au début du 20ème siècle, et de son mode de vie si particulier au sein d’un environnement hostile. N’ayant pas obtenu les droits pour tourner directement à Saint-Kilda, <strong>Powell </strong>se reporta sur une autre île écossaise appartenant à l’archipel des Shetland, au Nord. Un cadre de choix pour proposer un précieux témoignage sur des coutumes en voie de disparition, perfusées par un danger permanent : il y a bien sûr les falaises vertigineuses et les côtes rocheuses frappées par d’immenses vagues, diffusant une violence continue, mais les épreuves ne sont pas réservées aux activités sur la grève. À commencer par la diminution constante de la population ilienne, les jeunes étant de plus en plus attirés par la vie sur le continent, les transports maritimes devenant plus réguliers et accessibles. Il faut également compter des hivers de plus en plus difficiles à traverser, les stocks de tourbe et de nourriture s’amenuisant au terme d’une récolte annuelle trop ténue, ainsi que la concurrence des nouveaux chalutiers dans cette région qui compte énormément sur les ressources halieutiques. Sommet de l’isolation, le courrier ne transite à travers l’océan qu’une fois par mois.</p>
<p>Mais <strong>Powell </strong>n’est pas <strong>Flaherty</strong>, ce qui l’intéresse avant tout, au-delà d’un certain naturalisme à tendance documentaire, c’est l’immense potentiel tragique de ces contrées et de cette histoire humaine : <ins>The Edge of the World</ins>, à ce titre, explore une dimension sensiblement différente, du côté de la tragédie romantique. Les deux composantes documentaire et fictionnelles se rejoignent à l’occasion d’une rivalité entre deux familles dont les enfants sont amoureux, sans l’accord inconditionnel des parents. Des tensions apparaissent alors entre le frère et l’amant, Robbie et Andrew, le premier ne désirant pas perpétuer un tel mode de vie spartiate, les yeux rivés sur les sommets des montagnes écossaises continentales que l’on voit au loin les jours de beau temps. Assaillis par les difficultés grandissantes, les habitants envisagent désormais sérieusement d’abandonner leur île natale et se résolvent à trancher la question de la préservation de leur mode de vie traditionnel au moyen d’une compétition entre Robbie et Andrew. L’escalade d’une falaise abrupte à mains nues, sans protection, devait à l’origine désigner un vainqueur et déterminer le futur de l’île.</p>
<p>De ces paysages époustouflants et de cette idiosyncrasie ilienne, <strong>Michael Powell </strong>en tirera toute la sève lyrique, tantôt grandiose quand il s‘agit d’illustrer la beauté dangereuse des falaises escarpées ou de l’océan déchaîné, tantôt intimiste lorsqu’il s’intéresse à la lente procession vers l’église de granit ou à la grand-mère qu’on laisse sur une chaise, face au vent et à la mer. On retrouve dans certains de ces moments la poésie lyrique extrêmement vive d’un <strong>Epstein </strong>ou même d’un <strong>Shindō </strong>(de manière anachronique, <a href="https://www.je-mattarde.com/index.php?post/L-ile-nue-de-Kaneto-Shindo-1960"><ins>L’Île nue</ins></a> étant sorti en 1960), mais encore une fois assez éloignée de toute prétention documentaire : solidement ancré dans son approche dramatique, en jouant constamment sur des oppositions fondamentales (l’ancien contre le nouveau, la persévérance contre l’exode, la rêverie contre le pragmatisme), <ins>À l'angle du monde</ins> trace sa route dans la roche brute du drame. C’est ce qu’annonçaient les fantômes de l’île, en surimpression dans le prologue, ce que rappelle la grisaille qui enveloppe la cérémonie de l’enterrement à mi-parcours, et ce que viendra définitivement confirmer le final, au bord d’un précipice et à bord des bateaux qui quittent Hirta.</p>
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<img src="https://www.je-mattarde.com/public/RENAUD/CINEMA/angle_du_monde/.1_cote_m.png" alt="1_cote.png, mai 2020" />
<img src="https://www.je-mattarde.com/public/RENAUD/CINEMA/angle_du_monde/.2_fantome_m.png" alt="2_fantome.png, mai 2020" />
<img src="https://www.je-mattarde.com/public/RENAUD/CINEMA/angle_du_monde/.3_amoureux_m.png" alt="3_amoureux.png, mai 2020" />
<img src="https://www.je-mattarde.com/public/RENAUD/CINEMA/angle_du_monde/.4_escalade_m.png" alt="4_escalade.png, mai 2020" />
<img src="https://www.je-mattarde.com/public/RENAUD/CINEMA/angle_du_monde/.5_enterrement_m.png" alt="5_enterrement.png, mai 2020" />
<img src="https://www.je-mattarde.com/public/RENAUD/CINEMA/angle_du_monde/.6_crete_m.png" alt="6_crete.png, mai 2020" />
<img src="https://www.je-mattarde.com/public/RENAUD/CINEMA/angle_du_monde/.7_depart_m.png" alt="7_depart.png, mai 2020" />
<img src="https://www.je-mattarde.com/public/RENAUD/CINEMA/angle_du_monde/.8_oeuf_m.png" alt="8_oeuf.png, mai 2020" />
</div>https://www.je-mattarde.com/index.php?post/A-l-angle-du-monde-de-Michael-Powell-1937#comment-formhttps://www.je-mattarde.com/index.php?feed/atom/comments/781L'Homme d'Aran, de Robert J. Flaherty (1934)urn:md5:de02966af313e2f6cb9e0a023f93b0222016-11-19T15:51:00+01:002020-06-01T10:12:58+02:00RenaudCinémaAutarcieDocumentaireEthnologieIleIrlandePêcheRobert J. Flaherty <img src="https://www.je-mattarde.com/public/RENAUD/CINEMA/homme_d_aran/.homme_d_aran_m.jpg" alt="homme_d_aran.jpg" style="margin: 0 auto; display: block;" title="homme_d_aran.jpg, nov. 2016" />
<div id="centrage"><p><span style="font-size: 18pt;"> <ins><strong>"Sometimes you have to lie. One often has to distort a thing to catch its true spirit."<br /></strong></ins></span></p>
</div>
<p>Douze ans après l'expérience ethnographique, cinématographique et documentaire <ins>Nanouk l'esquimau</ins> (<a href="https://www.je-mattarde.com/index.php?post/Nanouk-l-Esquimau-de-Robert-Flaherty-1922">lire le billet</a>) qui consacrait la première incursion de <strong>Robert J. Flaherty</strong> dans un genre unique et dénué de véritable contour réaliste ou fictionnel, le réalisateur américain porte son regard sur un autre peuple quasiment autarcique : les habitants de l'île d'Aran. Une île située au large de l'Irlande, patrie des parents de <strong>Flaherty </strong>qui avaient émigré aux États-Unis. Le contexte est légèrement différent puisqu'il s'agit d'une production britannique, mais tout le sel de la démarche qui avait conduit au somptueux <ins>Nanouk</ins> se retrouve ici. Bien que située à l'opposé du décor paradisiaque de Bora-Bora (cadre idyllique de <ins>Tabou</ins>, projet mené en collaboration avec <strong>Friedrich Wilhelm Murnau</strong>, pendant un certain temps du moins), cette île peu accueillante dont les côtes sont battues par des flots et des vents aussi puissants qu'incessants permet à <strong>Flaherty </strong>d'atteindre un niveau de poésie lyrique insoupçonné.</p>
<p>Mais l'incroyable poésie qui déborde avec force de chaque recoin du film provient d'un regard sur la réalité et non de la réalité elle-même. Il ne s'agit pas d'un documentaire au sens communément admis aujourd'hui : on ne se refait pas. <strong>Flaherty </strong>continue son exploration d'une réalité fictionnelle, une réalité augmentée d'un regard particulier pour en capturer sa véritable essence : "<em>Sometimes you have to lie. One often has to distort a thing to catch its true spirit.</em>" disait <strong>Flaherty</strong>. Et on rejoint des problématiques chères à beaucoup d'autres auteurs de l'époque, à commencer par <strong>Jean Epstein </strong>qui explorait un sujet étonnamment similaire dans <ins>Finis Terrae</ins> (<a href="https://www.je-mattarde.com/index.php?post/Finis-Terrae-de-Jean-Epstein-1929">lire le billet</a>), lui aussi consacré à des habitants d'une rude contrée (une île du Finistère) pour qui la récolte des algues était la principale occupation. Même thématique, et même regard, soucieux de chercher une impression de réalité, travaillée, étudiée, plus que la réalité à l'état brut. On pourrait même faire un parallèle avec <a href="https://www.je-mattarde.com/index.php?post/L-ile-nue-de-Kaneto-Shindo-1960"><ins>L'Île nue</ins></a> de <strong>Kaneto Shindō</strong>, consacré à la vie difficile d'une famille de paysans sur une île de l'archipel japonais.</p>
<p>L'œil du 21e siècle observe le travail de ces îliens avec un mélange de surprise et de fascination. Comment peut-on vivre dans de telles conditions ? Comment peut-on survivre sur une île sans terre cultivable, sur laquelle il faut combiner des pierres pilées, quelques grammes de terre trouvés par hasard et des algues pour former l'humus à peine suffisant d'où pourra sortir quelques maigres plants de pommes de terre ? Comme chez <strong>Epstein </strong>et <strong>Shindō</strong>, il y a une certaine volonté d'extraire le contenu poétique des gestes quotidiens de ces travailleurs, et l'image de ces hommes bravant les flots agités d'une mer en furie pour aller chercher de quoi manger et s'éclairer (la chair et l'huile de foie de requin-pèlerin) est tout simplement inoubliable. L'expression "au péril de leur vie" prend tout son sens lorsque ces hommes s'embarquent sur de bien fragiles et minuscules bateaux à la poursuite d'immenses requins : les plans présentant les harpons en fer déformés par le caractère acharné de la lutte et les barques de fortune fracassées contre le récif, balayées par les vagues, impriment durablement la rétine.</p>
<img src="https://www.je-mattarde.com/public/RENAUD/CINEMA/homme_d_aran/.requin_m.png" alt="requin.png" style="margin: 0 auto; display: block;" title="requin.png, nov. 2016" />
<p>Et c'est dans ce genre de document qu'on visualise (ou réalise, si besoin était) l'importance capitale de l'étape du montage, qui assemble en une forme homogène les dizaines et dizaines d'heures de rushes capturés par <strong>Flaherty </strong>l'ethnologue, parti avec sa famille vivre sur l'île d'Inishmore pendant deux ans pour s'intégrer à la population locale. La séquence de pêche en mer est une scène d'action incroyablement immersive, au suspense fort, mis en exergue précisément via la science du montage : <strong>Flaherty </strong>et <strong>John Goodman </strong>(monteur et co-scénariste) enchaînent des plans très courts, parfois très similaires, et incorporent d'autres images à la limite du subliminal créant un effet presque surréel. Certaines images reviennent plusieurs fois, comme cette corde qui se déroule lorsque le requin tente de s'enfuir, et toutes ces mains qui tente de la saisir ou la retenir. On comprend assez vite que <strong>Flaherty </strong>a passé beaucoup de temps pour repérer les lieux, tant certains plans rayonnent d'une puissante magie. Il est beaucoup question de montrer l'Homme face à la Nature, et de nombreuses compositions éloquentes viennent appuyer ce regard : en témoigne la multitude de plans présentant des hommes dans un coin du cadre, l'environnement occupant tout le reste. Ce peut être un garçon en haut de l'écran pour laisser place aux immenses falaises rocailleuses en contrebas, frappées par les flots, ou des travailleurs en bas pour laisser divers ciels nuageux imprégner l'écran de leur texture. Il y a aussi ces plans où des habitants tentent désespérément de ramener des cordages sur le rivage, avant d'être submergés par les vagues, les recouvrant d'un tapis d'écume lorsqu'elles se retirent et d'où leurs petits corps peuvent enfin émerger. On pense également à cette séquence, filmée en grande focale, centrée sur trois hommes à bord d'une barque qui disparaît au creux des vagues immenses avant de réapparaître un long moment après.</p>
<p>Bien sûr, on est loin du travail d'ethnologue qui porterait un regard objectif sur la réalité d'une communauté à l'instant où il s'y trouve. C'est précisément ce qui définit la démarche de <strong>Flaherty </strong>: la vérité qui se dégage de ses films ne correspond pas à son époque contemporaine. Les pêcheurs d'Aran n'utilisaient plus le matériel présenté ici depuis des dizaines d'années (exactement comme chez Nanouk), et la famille qui nous est présentée n'en est pas véritablement une. Le père pêcheur n'en est même pas un : il était forgeron. De nombreux aspects de la vie quotidienne de cette population sont par ailleurs occultés. Ce ne sont absolument pas les préoccupations de <strong>Flaherty</strong>, qui cherche plutôt à filmer une impression de réalité, un passé révolu qui pourrait correspondre à un présent éternel grâce à des habitants caractéristiques et des lieux spectaculaires. La volonté de circonscrire le cadre du récit au seul rapport de l'homme à son milieu naturel est évident, comme un condensé d'humanité universel et intemporel. Et de fait, s'il filme des conditions de vie parfaitement incroyables, d'une âpreté sans nom et jamais très loin de la pauvreté et du dénuement absolus, son regard ne nous invite à aucun moment à nous apitoyer, à se complaire dans une vision misérabiliste de ce mode de vie. À grand renfort de contrejours avantageux et d'intensités lumineuses extraordinaires, <strong>Flaherty</strong> renverse le rapport de force et parvient à présenter le travailleur cassant des pierres à la masse avec l'empathie lyrique digne d'une production soviétique. C'est une réalité presque abstraite, aux contours temporels incertains, une vision extrêmement parcellaire et pourtant dotée d'une puissance contemplative hors du commun habituellement réservée à la fiction pure. Une façon de témoigner le rapport particulier de l'homme à son environnement, presque indicible, en ravivant la flamme de pratiques passées à la lumière du temps présent, et en laissant s'échapper au passage l'essence de la vie sur l'île d'Aran.</p>
<img src="https://www.je-mattarde.com/public/RENAUD/CINEMA/homme_d_aran/.algues_m.jpg" alt="algues.jpeg" style="margin: 0 auto; display: block;" title="algues.jpeg, nov. 2016" />https://www.je-mattarde.com/index.php?post/L-Homme-d-Aran-de-Robert-Flaherty-1934#comment-formhttps://www.je-mattarde.com/index.php?feed/atom/comments/368