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L'amitié inachevée

Dersou Ouzala fait partie de ces films enveloppés dans le voile apparent de leur simplicité alors qu'ils renferment une subtilité, diffusée avec délice et délicatesse, dans le traitement de tous les thèmes qu'ils abordent. Au-delà des différents stades de l'amitié unissant le personnage éponyme (un Hezhen ou Golde, chasseur et autochtone sibérien) et Arseniev, un "capitaine" topographe russe en exploration dans la taïga, il y a toute une série de portraits aussi variés que savoureux.

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Je ferai ici abstraction de la qualité désastreuse de la copie projetée. Mais tout de même, la composante purement graphique semble être primordiale, avec notamment le rythme des saisons qui passent et avec elles les palettes de couleurs très symboliques (vert / blanc-bleu / orange-jaune) marquant des temps et des éléments bien précis du récit (l'herbe, la neige, la boue, le vent, la pluie). Un récit s'articulant essentiellement autour d'une relation étonnante, pétrie de respect et d'admiration mutuels entre deux personnalités aussi différentes. D'un côté, Dersou et son rapport à la nature très sensitif, très instinctif, empli de croyances proches de l'animisme, et fort des compétences inhérentes à une vie passée dans ces espaces. De l'autre, Arseniev et son savoir théorique, sa science, son équipement mais aussi ses faiblesses. La complémentarité ne pouvait pas être plus forte, et les deux hommes n'auront de cesse de s'entraider, d'apprendre à se connaître, à communiquer, et tout simplement à s'apprivoiser pour in fine profondément s'aimer.

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Akira Kurosawa entame son récit en rendant un hommage évident à Ford (qu'il admire), en faisant se rendre un personnage sur la tombe d'un autre (L'Homme qui tua Liberty Valance, donc) et ainsi démarrer une série de flashbacks qui constitueront le film. Le film se termine d'ailleurs au même endroit, devant la même tombe, mais quelques années auparavant. Le murmure est identique aux deux extrémités du récit : "Dersou". Le dernier sera en revanche chargé d'une tristesse alimentée par la longue amitié décrite plus de deux heures durant.

Dersou Ouzala joue souvent la carte du film d'aventures, mais dans un style doublement original : à l'intérieur de la filmographie de Kurosawa et à l'intérieur du thème cinématographique. Les partis pris esthétiques sont très souvent magistraux, mais dans un sens de la mesure qui l'oppose de manière radicale avec les expérimentations délirantes (et géniales) de Mikhail Kalatozov dans La Lettre inachevée (cf. ce billet), où le récit prenait pour cadre la même nature sibérienne et les mêmes difficultés à la dompter.

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La dualité ville civilisée / nature enchanteresse est souvent appuyée, mais aussi souvent tempérée. La nature est autant source de plaisirs, de recueillement que de menaces, de situations éprouvantes. En témoignent la présence répétée de brigands, le passage raté et périlleux en radeau, ou encore la magnifique scène d'abri de fortune en pleine tempête (The Revenant a tout pompé à ce niveau). Et la vie à la ville n'est pas non plus totalement dénigrée (très étrange passage dans l'appartement d'Arseniev, presque surréaliste), car même si on y paie l'eau et le bois, même s'il est défendu de planter sa tente dans la rue, on y jouit d'une certaine sécurité (alimentaire, résidentielle). Reste à déterminer le poids de ce à quoi il faut renoncer dans ces conditions, une fois placé sur la balance de l'existence et de ses choix.

La dynamique entre les deux hommes restera pour moi le point névralgique du film, sa composante la plus passionnante. Dersou apprend aux Russes à connaître la nature, à en identifier les signes parfois superstitieux, à en examiner les perturbations-clés. En échange de ce savoir intuitif, il reçoit une aide très complémentaire, beaucoup plus matérielle et scientifique, que l'on serait tenté de juger négligeable en comparaison, car générique et facilement assimilable. Son personnage, dans sa sagesse et son immense humilité, est exceptionnel au sens littéral. C'est une rencontre (diégétique, pour Arseniev, et extra-diégétique, pour nous) touchante et extrêmement marquante, illustrant un rapport contrasté à la nature, où deux conceptions de l'homme et de la place de l'homme s'opposent.

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