honeyland.jpg, juil. 2020
Le miel de la terre

Il aura fallu 3 ans de tournage à Ljubomir Stefanov et Tamara Kotevska pour récolter le matériau nécessaire à l'élaboration de ce documentaire de 1h30, réalisé aux confins des Balkans, dans les montagnes isolées de Macédoine. Honeyland est en premier lieu le portrait de Hatidze, une apicultrice d'une cinquantaine d'années qui entretient des ruches semi-sauvages et qui en récolte le miel de manière traditionnelle. Le premier mouvement du film présentant son quotidien est d'une beauté absolue : on la voit parcourir des paysages désertiques magnifiques pour s'élever dans un massif rocailleux, marcher le long d'une crête au bord d'un précipice, et enfin rejoindre une ruche construite au creux de la montagne à même la pierre pour en évaluer la production. Comme tout apiculteur respectueux des abeilles et soucieux de préserver au mieux l'intégrité de la colonie, elle sait qu'elle devra laisser une certaine quantité de rayons (naturels en l'occurrence, il ne s'agit pas de cadres) pour qu'elles puissent passer l'hiver sans risque.

Aucun besoin de vareuse ni de voile pour se protéger des piqûres : Hatidze fait partie de ces artisans au geste soigné et précis, répété des milliers de fois, maniant les rayons à mains nues avec une assurance saillante, et qui n'ont besoin que d'un enfumoir de temps en temps. Son visage incroyablement marqué parle à lui seul : mais derrière ses traits burinés et son sourire chaotique, une tendresse évidente rayonne. On ne la verra qu'une fois en dehors de son environnement, lors d'un voyage en ville pour aller vendre son miel au marché et acheter les quelques provisions qui lui permettront de vivre près de sa vieille mère, rongée par la maladie et alitée depuis 4 ans dans une sorte de petite capitelle de pierre sèche. Ici, pas d'eau courante, pas d'électricité, pas de route. C'est le second portrait du documentaire : la relation entre une femme et sa mère souffrant de divers handicaps, dont elle s'occupe comme on s'occuperait d’un nourrisson, à qui elle donne à manger, qu'elle lave et dont elle teint les cheveux.

Vient la troisième composante de Honeyland : lorsqu'une famille d'éleveurs nomades vient s'installer près de chez Hatidze. De la même façon minutieuse que les deux réalisateurs ont pénétré son intimité et observé les détails de son quotidien, avec ses gestes patients et assurés, ils observent avec beaucoup d'humour et autant de minutie comment ces néo-apiculteurs (patiemment formés par la reine apicultrice de la région) essaient désespérément de gérer leurs ruches, dans une logique productiviste radicalement opposée. La maladresse avec laquelle ils manipulent les cadres, conduisant à d'innombrables piqûres sur l'ensemble de la famille (les enfants en bas âges n'y échappent malheureusement pas), rejoint la maladresse avec laquelle ils s'occupent de leur troupeau de vaches et de veaux.

D’abord, on sourit. Puis viennent des temps moins heureux, avec l'exploitation de la famille par un acheteur qui pousse le père de famille à lui vendre tout le miel contenu dans ses ruches, aux dépends de la colonie et à l'encontre des conseils de Hatidze. Il le contraint même à aller tronçonner (avec une maladresse fabuleuse dont il semble ne pas pouvoir se départir) un arbre pour récupérer le miel d'une ruche qui s'y abritait. Une cinquantaine de veaux meurt, suite à la contraction d'une maladie probablement en lien avec une mauvaise alimentation et un mauvais traitement. Et les abeilles de Hatidze finissent elles aussi par périr, concurrencées par la logique industrielle des nouveaux voisins et de leurs ruches poussées jusque dans leurs derniers retranchements. Toutes les différences de conception du rapport à la nature explosent alors, à mesure que la fragilité de cet écosystème se révèle. Le dernier mouvement qui voit Hatidze quitter ces lieux sera d’une beauté (graphique et thématique) au moins aussi intense que le premier.

hatidze.jpg, juil. 2020