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"This may hurt a little."

L'Opération diabolique, si l'on s'en tient à la pure dramaturgie, est une réussite incontestable. Pour peu qu'on ait réussi à préserver la découverte, ce qui revient à ne pas avoir lu ce genre de bafouille avant d'avoir vu le film afin de ne pas éventer quelque élément du contenu que ce soit, le propos sur l'American way of life distille sa surprise et sa perspicacité avec une efficacité vraiment étonnante.

Ce n'est en outre pas un film qui se contenterait de simplement diffuser un "message", aussi corrosif soit-il. La thèse est assénée en y mettant les formes, rigoureusement du début à la fin, d'un générique aussi psychédélique qu'horrifique et dérangeant (qui d'autre que Saul Bass pour réaliser ce genre de chose ?) au final tout aussi surprenant, d'une violence intense, en passant par une série ininterrompue d'expérimentations graphiques avec en tête de cortège l'utilisation d'un objectif fish-eye, hautement déformant, conférant à certaines séquences une dimension angoissante assez rare. Toute la première partie, consacrée à la première vie, est à ce titre parfaitement inconfortable : tout semble déformé, des visages aux intérieurs, de la foule informe et menaçante aux murs et plafonds oppressants dans la maison étonnamment exiguë. La seconde, pourtant constitutive de l'anormalité, sera par opposition filmée normalement.

L'effet de choc a beau être extrêmement recherché et insistant, les métaphores ont beau être de plus en plus appuyées à mesure qu'on progresse dans la narration, la mécanique du film n'en reste pas moins efficace. De l'anamorphose des plans à la psychose qui se répand. Il serait intéressant d'avoir des éléments de contexte indiquant comment ce film fut reçu aux États-Unis, à sa sortie, pour décrire l'échec colossal qu'il représenta (le premier échec commercial de John Frankenheimer) à tous les niveaux, public comme critique.

Au milieu de tout ça, une séquence d'orgie bachique du plus bel effet et non-dénuée de raillerie, comme une critique très avant-gardiste de la contre-culture hippie dont allait s'emparer le Nouvel Hollywood quelques années plus tard. Une bacchanale qui dure longtemps, beaucoup trop longtemps, qui s'étire et s'éternise jusqu'au malaise. Sur ce thème-là aussi, en plus des mirages de la société américaine vendus à l'échelle industrielle, Seconds (titre original) est en avance sur son temps. Mieux, il reste parfaitement contemporain dans sa critique d'une certaine superficialité, il reste parfaitement intelligible dans ses effets expressionnistes, presque oniriques, baroques et angoissants.

La paranoïa est un thème qui a semble-t-il beaucoup intéressé Frankenheimer, Seconds formant avec Un Crime Dans La Tête et Sept Jours En Mai un triptyque de films politiques sur la manipulation, l'accent étant mis ici sur l'aliénation et tout ce que le modèle de la société américaine cache dans ses fondements, en termes de fragilité psychologique et de schizophrénie induite. Mais le film ne s'arrête pas à cet aspect-là, en mettant dos à dos deux types de vie aussi vaines l'une que l'autre, avec d'un côté le banquier absorbé par son rapport au travail et à l'argent au point d'en perdre toute notion de vie sociale, et de l'autre la caricature d'artiste bohème et fortuné dont le premier personnage avait semble-t-il toujours rêvé. La critique de la première vie basée sur l'ascension sociale et le culte de la société de consommation est assez convenue, elle est d'ailleurs décrite très brièvement, mais elle est nécessaire à l'introduction de la seconde, beaucoup plus riche et déroutante. La situation ne fait pas tout, il ne suffit pas de rêver, de se procurer un confort matériel, aussi idéal ou idéalisé soit-il. On est en 1966 et Frankenheimer saccage deux statuts sociaux idéalisés par une grande partie de la population d'alors (restriction temporelle sans aucun doute superfétatoire).

C'est là que le titre original prend tout son sens, tant Seconds (qui peut aussi désigner le groupe de personnages dans la même situation que le protagoniste, dans sa nouvelle vie à Malibu) s'attache à déboulonner le mythe de la seconde chance. Comment peut-on croire une seule seconde que quelqu'un comme John Randolph, le vieux banquier assez peu gracieux , se transforme en Rock Hudson, l'artiste aisé, la montagne de muscles et de beauté ? La question se pose d'ailleurs à tous les niveaux : cette impossibilité apparente est non seulement un élément de narration à part en entière, renforçant la rupture entre les deux mondes, mais aussi la personnification d'une certaine impuissance fondamentale, contenant en germes le message du film. Quelle vie choisir, dans ces conditions, entre celle dénuée de chair, comme enfermé dans une coquille vide, et celle fantasmée mais parfaitement inadéquate, comme prisonnier d'une situation artificielle ? La cruauté du choix est d'une violence incroyable.

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