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Oran, 5 juillet 1962...
Chronique d'un massacre annoncé
Pierre Daum et Aurel

Il y a cinquante ans, les accords d'Évian proclamaient l’indépendance de l'Algérie au terme d'un conflit tristement célèbre. Durant huit ans, la France s'est vu confrontée au principal mouvement indépendantiste algérien, le Front de libération nationale (FLN) et son bras armé, l'Armée de libération nationale (ALN), dans un conflit éminemment polémique. En juillet 1962, les journées de liesse nationale qui célébraient la fin des départements français d'Algérie se déroulèrent dans le calme, sans heurt envers les quatre cent mille Français encore sur place, sauf à Oran où des dizaines de pieds-noirs furent tués par la foule. Depuis un demi-siècle, les principaux récits de ce massacre dont on parle peu ignorent des témoignages essentiels.
Le reportage de Pierre Daum et les récits qu'il a recueillis sur place sont chargés d'émotion ; mais comme le dit un ancien sous-officier de l'ALN, « ici, on préfère oublier. » Dans la grande métropole de l'Ouest, où cinquante mille pieds-noirs côtoyaient deux cent mille Algériens, la fête du 5 juillet 1962 se transforma soudainement en tuerie. Pourquoi ? Plusieurs pistes sont abordées, mais la présence de l'OAS, l'Organisation armée secrète, est à n'en pas douter une des explications les plus crédibles. Créée en février 1961, ce groupuscule regroupait pieds-noirs et militaires dans un combat terroriste au profil de l'Algérie française, et on estime aujourd'hui à plus de trois mille le nombre de victimes musulmanes de cette organisation. Les récits abondent, de plasticages en immolations, d'assassinats d'enfants en explosions de voitures piégées, tous plus terrifiants les uns que les autres, et entrent en résonance avec l'horreur du 5 juillet.
Ce jour-là, la foule a donc laissé exploser sa rancœur, tel un abcès qui crève. Une défaillance des autorités locales explique en partie l'ampleur du massacre : l'armée française, qui n'avait plus le droit d'intervenir, venait de transférer ses pouvoirs à des autorités algériennes totalement désorganisées et tardera à s'interposer. Aujourd'hui encore, c'est d'une voix nouée et les yeux rougis que les personnes ayant connu ces événements – et vivant encore sur place – évoquent cet épisode douloureux de l'Histoire française :

« La France, il lui tardait de se débarrasser de ce bâton merdeux qu'était le problème algérien. Il fallait classer le dossier, trouver des coupables, salam alaykoum !, et tout le monde s'en va ! Le vrai coupable, c'est une population prise d'hystérie collective, qui venait de subir cinq morts par jour pendant six mois. »


Comment se fabriquent les débats publics
et Les deux faces de l’État

Deux cours inédits de Pierre Bourdieu au Collège de France
Pierre Bourdieu (et Pierre Rimbert)

Le 5 janvier 2012 paraissait chez Seuil la retranscription d'un cours de Pierre Bourdieu au Collège de France (1989 - 1992) consacré à l’État (1), dont le Diplo publie ce mois-ci deux excellents textes.
Fondateur sur_letat.jpgen 1975 de la revue Actes de la recherche en sciences sociales, titulaire de la chaire de sociologie au Collège de France de 1981 à 2001, Pierre Bourdieu était un intellectuel engagé dans les batailles de son temps, à l'instar de Paul Nizan dans Les Chiens de Garde (lire le billet sur Les Nouveaux Chiens de Garde de Gilles Balbastre et Yannick Kergoat). Si son œuvre était mondialement reconnue, il jouissait en France d'une renommée assez mitigée, à l'image des commentaires de ses détracteurs qui n'auront eu de cesse de le rabaisser plus bas que terre : à titre d'exemple, le philosophe Alain Finkielkraut l'accusa de conduire une critique totalitaire ; le directeur de la rédaction du Monde en 1998, Edwy Plenel, condamna sa vision schématique de l'univers médiatique ; l'écrivain Philippe Sollers le jugea stalinien typique et mauvais écrivain, sans parler des innombrables remarques désobligeantes d'Alain Minc, Jean-Marc Sylvestre, Bernard-Henri Lévy et autres chiens de garde garants de l'ordre médiatique établi.
Cet ouvrage dévoile une facette méconnue de l'activité du sociologue qui revêt ici les habits de l'enseignant-chercheur confronté à une audience partagée entre profanes et érudits, mêlant la rigueur de l'analyse critique aux espiègleries qu'autorise l'expression orale (ce qui rend la lecture de ces textes particulièrement agréable). Comme le dit Pierre Rimbert, « de la sociologie de l'Algérie à celle de la culture et de l'éducation, en passant par les travaux sur les modes de domination, la question de l'État traverse l'œuvre de Bourdieu. » Cette notion n'avait pas encore fait l'objet d'une formalisation théorique : tel est l'objet de ce cours qui retrace la genèse de l'État, « ce lieu vers lequel convergent toutes les luttes d'intérêt. »
L'objet du texte sur la fabrique des débats publics est la caractérisation de cette mécanique de création et de transposition d'une idéologie, détenue à l'origine par une « élite » intéressée et ultra-minoritaire, puis lentement distillée dans le domaine public sous forme de débats dont l'utilité et la raison d'être ne sauraient être remises en cause. Il s'agit pour cette élite de mettre en scène l'autorité qui autorise (2) à parler, au sein d'un processus de théâtralisation cher à Bourdieu.

Les scandales politiques, comme les frasques des curés, sont l’effondrement de cette sorte de croyance politique dans laquelle tout le monde est de mauvaise foi, la croyance étant une sorte de mauvaise foi collective, au sens sartrien : un jeu dans lequel tout le monde se ment et ment à d'autres en sachant qu'ils se mentent...

Voir sur le même sujet le film de Pierre Carles, La Sociologie est un sport de combat, et écouter l'émission de Mermet du 23 janvier dernier (c'est ici).


À écouter du lundi au vendredi entre 15 et 16 heures : Là-bas si j'y suis, l'émission de Daniel Mermet sur France Inter, consacrée au Diplo une fois par mois. Celle de janvier est accessible sur http://www.la-bas.org/article.php3?id_article=2352.

(1) Pierre Bourdieu, sociologue, 1930-2002. Le livre en question : Sur l'État. Cours au Collège de France, 1989-1992, Raison d'agir - Seuil, Paris, 2012. (retour)
(2) Ou pas, en référence à la question épineuse de la peine de mort qui pose problème dès lors qu'on se réfère aux sondages... (retour)