diplo_201205.jpg
Les médias contre l'égalité
Pierre Rimbert

« Moi, je voudrais qu'il y ait une révolte, des manifestations de journalistes, qu'on aille devant le siège du Conseil constitutionnel, que deux ou trois confrères courageux fassent la grève de la faim – pas moi, hein ! »
Jean-Michel Apathie, LCI, 20 janvier 2012.

Ce n'est pas l'abrogation récente du délit de harcèlement sexuel par le Conseil constitutionnel qui provoque l'ire de ce cher Jean-Michel Apathie. S'il s'est ainsi insurgé, durant la campagne présidentielle, ce fut contre l'égalité d’accès aux médias audiovisuels garantie à tous les candidats à l'élection. Cette prise de position, aussi stupide soit-elle, soulève une question fondamentale : qui, du législateur issu du suffrage ou des directions éditoriales nommées par les actionnaires, doit fixer les critères distinguant le prétendant légitime du « candidat inutile » ?

Cette bataille, en apparence cantonnée à des questions de forme, touche aussi au fond. Ainsi, la campagne présidentielle connaît trois phases bien distinctes : « Durant la première, le principe dit d'équité proportionne le temps de parole des candidats potentiels à leurs résultats antérieurs et... aux sondages. Dit autrement, l'équité favorise les points de vue les plus connus. La campagne officielle, qui a débuté le 9 avril, met en revanche les compteurs à zéro : l'égalité accorde aux faibles les mêmes droits qu'aux forts. Entre les deux périodes, un régime intermédiaire distribue à chacun une même durée de parole, mais à des horaires inégaux : austérité à 20 heures, lutte des classes à 3 heures du matin. » Bien entendu, seul la phase relative à l'équité du temps de parole trouve grâce aux yeux des principaux patrons de chaînes...

Les propos tenus par Franz-Olivier Giesbert, invité à commenter les prestations des prétendants à la présidence à l'issue de l'émission « Des paroles et des actes » le 12 avril sur France 2, illustrent parfaitement cet état d'esprit. Et, disons le franchement, ça fait froid dans le dos.

Pourtant, les interventions des candidats hors cadres sont loin d'être dénuées d'intérêt. Moins assujettis que les vedettes aux règles du spectacle médiatique, ils savent n'avoir rien à attendre des grands journalistes, et donc rien à redouter d'eux. Vecteurs d'idées souvent minoritaires (ce qui ne signifie pas qu'elles soient systématiquement vaines, faut-il le rappeler), ils sont autant de grains de sable dans les rouages de l'ordre médiatique établi. L'égalité du temps de parole expose les faiseurs d'opinion au risque de voir la complicité habituelle tourner à la confrontation. Le désormais célèbre passage de Nicolas Dupont-Aignan sur le plateau de l'émission « Le grand journal » de Michel Denisot en est le parfait exemple (voir la vidéo), tout comme celui de Philippe Poutou sur TF1 dans le journal de Claire Chazal (voir la vidéo).

DSK, Hollande, etc. (voir le billet), le film documentaire de Julien Brygo, Pierre Carles et Aurore Van Opsta sorti début 2012, étudiait cette mécanique opaque constitutive d'un large pan du paysage médiatique français. Si la mécanique institutionnelle rétrécit l'éventail des idées politiques mises aux voix (comme par exemple, de fait, le courant anarchiste), on imagine sans peine l'atrophie d'une campagne livrée au seul bon vouloir des journalistes. Savoureux paradoxe, puisque face à la contradiction entre liberté de la presse et liberté d'opinion, la loi étend un peu le pluralisme en restreignant le droit des grands médias. Aux États-Unis, où la publicité anime désormais la politique, la « fairness doctrine » (équivalent américain de notre principe d'égalité de temps de parole) a été formellement supprimée des textes en août 2011, sous la présidence de Barack Obama. La commission fédérale des communications (Federal Communications Commission, FCC) l'a en effet jugée « obsolète et dépassée. » Comme la presse française, l'égalité du temps de parole.


À écouter du lundi au vendredi entre 15 et 16 heures : Là-bas si j'y suis, l'émission de Daniel Mermet sur France Inter, consacrée au Diplo une fois par mois. Celle de mai est accessible sur http://www.la-bas.org/article.php3?id_article=2456.