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Guy Sajer, pseudonyme utilisé par Guy Mouminoux dans cet unique ouvrage autobiographique, est plus connu sous le nom de Dimitri en tant qu'auteur de bandes dessinées. Un mélange d'identités tout à fait à l'image de ce livre paru en 1967, relatant son histoire en tant qu'adolescent alsacien enrôlé dans la Seconde Guerre Mondiale comme « malgré nous » : Allemand par sa mère et Français par son père, c'est l'Allemagne qu'il devra servir (alors qu'il n'en parle que très peu la langue) à partir de juillet 1942, dans le cadre du Reichsarbeitsdienst. En 1943, il passera volontairement de la Wehrmacht à la (Panzergrenadier Division) Grossdeutschland, division d'infanterie motorisée d'élite de l'Armée allemande. Le Soldat oublié est donc un récit au cœur de la chose militaire sous le Troisième Reich, mais sous la forme d'un témoignage, avant tout, détaché de toute considération politique. Il adopte un angle de vue précieux car rare, celui des vaincus, tout en illustrant la situation délicate de ces hommes engagés dans des conflits sans en maîtriser pleinement les enjeux.

Quelques mots au sujet de la note de l'éditeur, Robert Laffont, insérée en guise de préliminaire et dont voici le dernier paragraphe :

L'écriture pourra surprendre. Assurément, elle n'est pas celle d'un écrivain de métier ; simplement celle d'un homme qui, avec ses mots à lui, ses images à lui, parfois maladroitement, souvent avec éclat et toujours avec force, essaie de dire ce qui, jamais encore, n'avait été dit.

D'une part, on imagine mal un éditeur tenir ce genre de propos aujourd'hui, Le Soldat oublié ayant été traduit en presque 40 langues et vendu à plus de 3 millions d'exemplaires. Mais c'est surtout incroyablement mensonger tant la description du temps de la guerre, vécue depuis l'intérieur des troupes allemandes mobilisées sur le front Est contre l'Union soviétique (indifféremment appelée « les orgues de Staline », « Ivan », « popov », etc.), est précise, viscérale, et immersive. Tout sauf maladroite. De la fureur des champs de bataille, où le sang des soldats se mêle à la boue sans tenir compte des nationalités, au calme relatif des permissions et d'une histoire d'amour qui reviendra incessamment hanter le protagoniste, c'est la guerre dans toute sa diversité qui nous est contée. Le sang, la boue, mais aussi la sueur, les poux, la merde, et le froid polaire des terres russes où les températures autour de -40°C s'avèrent tout aussi redoutables que les canons ennemis.

À l'époque, on a traité Guy Sajer de facho. Il ne prend à aucun moment le temps d'analyser, a posteriori donc, la situation dans laquelle se démène ce pauvre soldat de 17, 18, et 19 ans. Il n'est quasiment jamais fait allusion au Führer et quand il le cite, c'est pour souligner la justesse de ses propos : « la guerre a ses victimes, que l'on soit vainqueur ou vaincu » (citation approximative). Mais c'est à mon avis un procès hors de propos : il s'agit là avant tout d'un témoignage sincère, humain et historique, et non pas un essai politique. Pas de lyrisme, pas de cynisme. Il n'y a ni bon ni mauvais camp, pas de considération idéologique, il y a juste « nous » et « eux », et les ordres conditionnant chaque mouvement que l'on ne peut discuter. L'horreur des champs de bataille est la même quelle que soit la position adoptée, et force est de constater que la peinture qu'il en est faite ici est épouvantable, en terme de spectacle qu'offre la guerre comme en terme de souffrances endurées par ces pauvres hommes que l'Histoire a jetés là un peu par hasard. La dernière bataille du livre, où les soldats allemands tentent de ralentir la progression de l'armée soviétique dans la ville de Memel (dans l'actuelle Lituanie), est proprement apocalyptique. Le Soldat oublié matérialise avec force les questionnements et les sentiments d'un homme ordinaire plongé dans des situations toutes plus extraordinaires les unes que les autres.

L'autre force du récit, au-delà de son caractère brut et direct, c'est la vision qu'il donne de l'armée allemande et de son évolution (matérielle comme psychologique) au fur et à mesure que la guerre avance. Le niveau de santé, l'hygiène, l'équipement, le moral : on saisit très bien le glissement qui s'effectue entre le début et la fin de ce conflit, dans cette région. D'une armée en position de force, solide et motivée, n'hésitant pas à se lancer à un contre trente avec succès (l'Union soviétique mettra un certain temps à utiliser efficacement son aviation et son artillerie), on assiste à une lente dégradation sur tous les plans. Des tensions s'infiltrent dans les groupes, entre camarades, comme la gangrène. L'épuisement physique et moral se soldera par une débâcle inéluctable face à l'immensité de l'armée soviétique, une fuite sans fin qui décimera les rangs de toutes les divisions. Les copains qui meurent, tués par une balle ou un obus, déchiquetés sous les chenilles d'un char, mordus par le froid, ou pendus après un jugement sommaire, sont des événements extrêmement marquants qui jalonnent la fin du récit. Tout aussi marquant et bien retranscrit, la panique de la hiérarchie en 1945, qui enrôle à la va-vite les plus jeunes comme les plus vieux, tous incapables de tenir correctement un fusil. On en rirait presque.

Le regard du jeune Guy Sajer brille par sa sincérité et par son courage, particulièrement dans ces moments de guerre, mais aussi dans les difficultés liées au retour à la vie civile et aux retrouvailles avec sa mère restée en Alsace. Un témoignage qui prend aux tripes, un morceau d'Histoire qui sidère. On ne m'avait jamais raconté la guerre comme cet adolescent l'a fait.