Le Monde diplomatique (ou « Le Diplo », pour les intimes) est un journal mensuel qui aborde des thèmes aussi variés que problèmes et actualités géopolitiques, événements culturels et moments clés de l'Histoire. Je tiendrai ici une chronique mensuelle pour parler des articles qui ont particulièrement retenu mon attention.

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Ce mois-ci, au menu de « mon » Diplo : une seconde vie pour la démondialisation ; la collusion entre médias et politiques aux États-Unis ; et un sentiment de nostalgie en ex-Yougoslavie.


  • La démondialisation et ses ennemis. Comment rompre avec le libre-échange. Par Frédéric Lordon.
  • Aux États-Unis, médias, pouvoir et argent achèvent leur fusion. Déséquilibre des pouvoirs dans une démocratie atrophiée. Par Robert W. McChesney et John Nichols.
  • Balade en « Yougonostalgie ». Dans les Balkans, le souvenir de l'unité perdue resurgit. Par Jean-Arnault Dérens.

Il fut un temps où la mondialisation occupait cette place privilégiée de meilleure solution en termes de réalisation du bonheur des peuples. Solution qui ne découlait pas forcément d'un raisonnement en bonne et due forme puisque le débat sur sa légitimité fut quasiment interdit durant les vingt dernières années, mais qu'impo-rte. Il aura tout de même fallu attendre une des plus grandes — sinon la plus grande — crises du capitalisme pour consentir à ouvrir un semblant de discussion à ce sujet...
Encore aujourd'hui, la notion de démondialisation est parfois taxée d'absurde et de réactionnaire (1). Dans le camp d'en face, il y a Frédéric Lordon. Il est l'auteur en 2010 de Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, aux — géniales — éditions La fabrique, et de D'un retournement l'autre. Comédie sérieuse sur la crise financière. En quatre actes, et en alexandrins, chez Seuil. Il fait partie de ces gens qui s'emploient à diffuser des manières de voir et de penser le monde différemment, et à rendre audible un discours assez peu médiatique. C'est un collaborateur régulier du Diplo (il tient d'ailleurs un blog depuis 2008 : la pompe à phynance) et apparaît dans des émissions comme Arrêt sur images
Après un état des lieux de la situation actuelle, Frédéric Lordon rebondit sur des déclarations d'économistes comme Daniel Cohen ou des membres de Terra Nova, acteurs majeurs de la mondialisation, pour mieux critiquer — non sans ironie — l'économie du savoir, la knowledge-based economy qui vise à éduquer les « perdants » (comprendre : la Grèce, l'Irlande, le Portugal, etc.) en les rendant « compétitifsFrédéric Lordon - Léa Crespi pour Télérama (2009) par le haut ». C'est avec un malin plaisir qu'il montre comment les fervents défenseurs d'un système qui se fissure montrent aujourd'hui d'étonnants signes de crispation, à l'image d'un Elie Cohen constatant que « le discours de la mondialisation heureuse est difficile (sic) à tenir aujourd'hui (2) ». Il révèle aussi les ambiguïtés à gauche, avec les contributions peut-être involontaires d'associations comme Attac (Association pour la taxation des transactions financières et pour l'action citoyenne) s'alarmant sur la mise en circulation du thème de la mondialisation et stigmatisant ce qu'ils nomment un « repli national », tel un Alexandre Adler qui ne saurait concevoir comme unique opposé dialectique à la mondialisation la seule Corée du Nord, dans sa forme de « royaume-ermite ».
Il donne finalement une définition très simple de la démondialisation : « se dire favorable à la démondialisation n'est alors, génériquement, pas autre chose que déclarer ne plus vouloir de ça ». Et « ça » représente l'identité même de la mondialisation, sous la lumière crue de la conjoncture présente, à savoir : « la concurrence non faussée entre économies à standards salariaux abyssalement différents ; la menace permanente de délocalisation ; la contrainte actionnariale exigeant des rentabilités financières sans limites, telles que leur combinaison opère une compression constante des revenus salariaux ; le développement de l'endettement chronique des ménages qui s'ensuit ; [...] l'absolue licence de la finance de déployer ses opérations spéculatrices déstabilisatrices ; la dépossession des citoyens de toute emprise sur la politique économique, désormais réglée d'après les seuls desiderata des créanciers internationaux et quoi qu'il en coûte aux corps sociaux ».

À l'origine de l'article de Robert W. McChesney et John Nichols, une « broutille » : le déplafonnement des donations électorales versées par les entreprises américaines et le renoncement de la presse à examiner les dessous des campagnes. Et cette tendance n'est pas anodine, il s'agit d'un véritable bulldozer soustrait à toute forme de régulation : à titre d'exemple, en 2010, les chaînes de télévision commerciales ont encaissé 3 milliards de dollars grâce aux publicités politiques. Autre fait marquant, l'arrêt rendu le 21 janvier 2010 par la Cour suprême dans une affaire opposant une association conservatrice (Citizens United) à la Commission électorale fédérale, qui a donné gain de cause aux conservateurs qui revendiquaient le droit de diffuser un film contre Hillary Clinton au prétexte de la liberté d'expression. Dorénavant, les groupes privés peuvent user de toutes leurs ressources pour peser dans la balance, transformant le « un homme, une voix » en « un dollar, une voix ».
Selon les auteurs, la démocratie — telle qu'elle est représentée aux États-Unis — est subrepticement en train de glisser vers une ploutocratie (3), laissant les citoyens dans un état apathique et cynique face une machine sur laquelle il n'ont aucune prise. De leur côté, les médias indépendants agonisent, avec un tiers des journalistes professionnels américains licenciés au cours des dix dernières années (4).
Mais le cynisme gagne aussi les politiques : la minorité républicaine au Sénat, menée par Mitch McConnel, déclare que « l'argent profite à la démocratie » et que « la publicité éduque le public ». Belles trouvailles orwelliennes qui illustrent bien le fameux « money is speech ».
Enfin, mix_remix.jpgdernière réjouissance, il semblerait que les spots électoraux aient désormais le droit de mentir ouvertement, à la différence des annonces commerciales. Il y a trente ans, Robert Spero, alors directeur de l'agence de communication Ogilvy & Mather, justifiait cette exception en invoquant qu' « obliger les candidats à répondre aux même critères que les vendeurs de lessive condamnerait les publicités électorales à être jugées frauduleuses par la Commission fédérale du commerce ». À quand la délivrance d'un permis de mentir ?

Enfin, pour terminer, une petite balade en ex-Yougoslavie avec l'article de Jean-Arnault Dérens, sur la nostalgie de l'ancien État commun vingt ans après l'éclatement de la République socialiste fédérative de Yougoslavie. On voyage à travers la Slovénie, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro, la Serbie (5) et la Macédoine pour découvrir dans quelle mesure le « camarade Tito » fait encore aujourd'hui l'objet d'un culte (6).
Mais sous tito.jpgcette apparente unité dans le regret du titisme, des dissensions apparaissent au sein des républiques héritières, que ce soit sur le plan politique, culturel ou linguistique (attention à ne pas confondre croate, serbe, serbo-croate et croato-serbe !). On se familiarise avec le problème du Kosovo (à majorité albanaise), dont l'indépendance a été déclaré en 2008, mais qui n'a pas été admis à l'Organisation des Nations unies (ONU). On découvre qu'en 1971, une nationalité musulmane a été officiellement reconnue : on parlait donc de Musulmans (au sens national), distincts des musulmans (fidèles de l'islam). Depuis l'indépendance de la Bosnie, la terminologie à quelque peu changé : on distingue désormais les Bosniaques (Slaves de tradition musulmane) des Bosniens (ensemble des habitants de la Bosnie-Herzégovine). Enfin, on apprend comment chacun de ces États balkaniques traite le « cas » Milošević, depuis la chute de son régime en 2000 (7).
Cet article permet à des non-érudits en la matière — dont je fais partie — d'en apprendre plus sur ces pays qui nous sont proches géographiquement, en appréciant points communs et antagonismes d'une configuration relativement complexe d'états qui partagent la même Histoire.


(1) Le Monde, éditorial, 1er juillet 2011 ; Zaki Laïdi, « Absurde démondialisation », 29 juin 2011 ; Pascal Lamy, «La démondialisation est un concept réactionnaire », 1er juillet 2011.
(2) Elie Cohen, « L'idéologie de Davos a buté sur la crise », Nouvelobs.com, 26 janvier 2010.
(3) Lire à ce sujet Monique Pinçon-Charlot, Michel Pinçon, « Le Président des riches », La Découverte, 2010. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Sarkozy.
(4) Cf. « The death and life of great American newspapers », The Nation, New York, 6 avril 2009.
(5) Copinage : pour un joli voyage en Serbie et en photos, c'est là : http://www.flickr.com/photos/elsaragon_/sets/72157627399089271/. Merci Clément !
(6) Lire Velibor Čolić, « Jésus et Tito », Gaïa, 2010. Évocation d'une « jeunesse yougoslave heureuse » et vibrant hommage à l'État disparu.
(7) Lire Paul Garde, « Vie et mort de la Yougoslavie », Fayard, 2000. Ouvrage de référence en la matière.