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Non, les androïdes ne rêvent plus de moutons électriques

Ex Machina correspond à l'idée que je me fais d'un film simple, malin, et (surtout) réussi. Les ingrédients sont élémentaires : une idée originale, en phase avec son époque et exploitée habilement du début à la fin, germant lentement au cœur d'une ambiance soignée et cohérente, agrémentée çà et là des petits grains de folie et d'audace qui rendent l'ensemble dynamique et enivrant. Si l'on découvre ce genre de films sans a priori, sans attente particulière, sans perturbation extérieure, il y a peu de chance d'être déçu. À moins, bien sûr, d'être réfractaire aux thématiques qui leur sont propres... Avis à la population : il sera ici question d'intelligence artificielle, traitée en douceur et en huis clos.

Aussi, plutôt que de témoigner cet enthousiasme dans une bafouille béate, essayons de le dissimuler derrière une forme d'expression légèrement différente : la citation. Le film d'Alex Garland n'est bien sûr pas totalement dépourvu de défauts, et le plus gênant est sans doute la thématique un brin poussive relative à la Genèse. Et ce, dès le sous-titre de l'affiche anglaise : « To erase the line between man and machine is to obscure the line between men and gods ». Aux six jours qu'il fallu à dieu (ce fainéant) pour créer la Terre répondent les six jours que Nathan (Oscar Isaac) donne à Caleb (Domhnall Gleeson) pour tester l’intelligence (artificielle, donc) de sa dernière création : un robot humanoïde nommé Ava, auquel la charmante Alicia Vikander prête certains de ses traits — et certaines de ses formes. Ajoutons un troisième "6" (mouahaha) au tableau en analysant ce Ex Machina à travers le prisme de six films récents, six lumières différentes qui éclaireront, en les conditionnant, les raisons d'une appréciation.

Citons donc en six temps.


1°) Blue Ruin (lien vers le billet), Jeremy Saulnier, 2014 : la surprise d'un traitement rigoureux et une esthétique travaillée.
Comme Jeremy Saulnier, Alex Garland est scénariste du film qu'il met en scène. On retrouve dans ces deux longs métrages un certain savoir-faire dans cet exercice d'écriture : intelligibilité, simplicité, cohérence, immersion, et une trame narrative qui sait surprendre en se jouant des canons du genre. On retrouve également les préoccupations du réalisateur et directeur de la photographie de Blue Ruin : une esthétique léchée et des plans composés avec minutie, se traduisant dans le cas présent par le motif récurrent des configurations symétriques.

2°) Her (lien vers le billet), Spike Jonze, 2013 : un film à ambiance avec, en toile de fond, un des futurs possibles.
L'alternance de plans en intérieur, dans la résidence spacieuse de Nathan, et de plans fixes en extérieur, magnifiant la nature norvégienne, confère au film une atmosphère particulière. La froideur des uns et la vitalité des autres se renforcent mutuellement, créant ainsi un déséquilibre grandissant. L'air de rien, les deux films extrapolent des habitudes du présent dans un futur hypothétique pour mieux les railler. Au handicap social généralisé des accros à l'électronique dans Her répond ici la culture geek et branchée, avec ses hipsters à poil long et ses amateurs de sushis. La caricature se fait plus constructive quand le regard se porte sur la société dont Nathan est le PDG : « BlueBook » (inutile de faire un dessin). Et si on pouvait créer des robots sur mesure, demain, conçus à partir de la masse de données nous concernant et que Google et Facebook revendent à tour de bras ? Et si l'avenir de la pub personnalisée, élaborée à partir de notre navigation sur Internet, c'était le robot sexuel élaboré à partir de notre profil Youporn ?

3°) Imitation Game (lien vers le billet), Morten Tyldum, 2014 : le test de Turing.
Là où Imitation Game ignore son sujet-titre dans une indifférence totale, Ex Machina remet au goût du jour un questionnement vieux de plus de 60 ans. Plus qu'une simple allusion, il s'agit en réalité d'un regard actualisé prenant en compte les avancées théoriques et technologiques. En résumé : on ne prend pas le spectateur pour un jambon. Il ne s'agit pas de donner un cours de traitement du signal sur l'inférence bayésienne, mais de traduire en termes cinématographiques les nouveaux enjeux qui y sont liés. Est-il aujourd'hui possible de faire littéralement oublier le fait qu'on dialogue avec une machine ? Les contours de la problématique sont un peu flous, et les références rapides aux théories déterministe et stochastique feront sourire les adeptes des chaînes de Markov. Mais peu importe : l'idée est de suggérer que d'autres méthodes, d'autres aspects peuvent aujourd'hui entrer en ligne de compte dans la détermination de l'intelligence d'une machine et de sa capacité à imiter un comportement humain (le parallèle avec l'automatisme d'un Jackson Pollock est à ce titre intéressant). Le tout, naturellement, sans Voigt-Kampff...

4°) Birdman (lien vers le billet), Alejandro González Inárritu, 2015 : comment délivrer son message.
Le travail de montage est considérable dans les deux cas. Mais dans Birdman, Inárritu a un message à faire passer et il utilise l'artillerie lourde de la technique pour assurer sa tache (je ne sais plus s'il faut un accent circonflexe ou pas). Alex Garland y préfère une direction radicalement différente : il prend le parti de la suggestion et de la modestie, la lourdeur du message se retrouvant uniquement dans la symbolique biblique un peu trop appuyée. La technique est toujours en filigrane, les effets spéciaux discrets mais efficaces ; tellement discrets qu'ils se font peu à peu oublier, jusqu'à ce qu'un bourdonnement électro-mécanique tout à fait opportun, occasionné par les  mouvements d'Ava, ne nous rappelle leur présence.

5°) The Signal, William Eubank, 2014 : prétention et ambition.
Ex Machina, c'est l'antithèse de The Signal. Les connaisseurs gardent probablement en mémoire un film loin d'être inintéressant, non dénué de bonnes idées, mais dévoré par ses prétentions, astronomiques, alors que la médiocrité du scénario se retrouve conforté par un twist final ridicule. Ici, c'est tout l'inverse : l'intrigue se dessine lentement, et l'intérêt grandit à chaque pierre apportée à l'édifice, le tout dans une direction très claire et dans un but précis. Cela ne veut pas dire que les rebondissements sont proscrits, ils sont simplement sensés, logiques, constructifs, et circonscrits au cadre d'un récit bien défini.

6°) Under The Skin, Jonathan Glazer, 2013 : robotique érotique.
Enfin, à l'instar de son compatriote anglais Jonathan Glazer, Alex Garland exploite le potentiel érotique d'un corps non-humain. Là où Scarlett Johansson incarnait une extraterrestre au charme vénéneux, Alicia Vikander prend peu à peu conscience de ce potentiel et se l'approprie en cherchant à dissimuler ses attributs (de femme et de robot). Le désir de s'humaniser et de vivre la complexité des sensations humaines, sans les milliards de capteurs qui parcourent notre corps, est très bien retranscrit à l'écran. À l'inverse, Nathan s'amusera à devenir un robot le temps d'une danse et d'une chanson. Une scène courte mais collector, aux côtés de Kyoko, la version asiatique du robot (incarnée par Sonoya Mizuno), sur une musique funky à souhait d'Oliver Cheatham : https://www.youtube.com/watch?v=t2UZ7BGRkE4.


Le film se termine sur une note légèrement maladroite, moralisatrice, alimentant le message contenu dans son sous-titre. Mais il questionne adroitement, par la même occasion, les limites des consciences (humaine et artificielle) et leur interface, laissant ainsi se dessiner l'appréhension d'une aliénation et les prémices d'une émancipation.

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