family_romance_lcc.jpg, juil. 2020
Vertiges de la solitude

Herzog au Japon, c'est une première. Les yeux du cinéaste allemand se sont posés sur Family Romance, une entreprise bien réelle dont les services sortent quelque peu de l'ordinaire : Yuichi Ishii, son président et acteur principal de Family Romance, LLC dans son propre rôle, propose de louer du temps de véritables personnes à des gens qui ont besoin d'un ami, d'un parent, voire même d'une réputation — drôle de séquence dans une rue bondée où une horde de faux paparazzi photographient une femme en robe rouge dans le but de lancer un phénomène viral sur internet. Autant dire que malgré la relative indigence de la mise en scène de type "faux documentaire tourné avec une petite caméra numérique", les différentes strates de réalités virent très vite à l'abyssal. C'est une fiction dont le scénario se base sur l'activité d'une entreprise bien réelle qui se propose de créer des environnements fictionnels auprès de personnes qui parfois mentent au menteur. On ne ressent jamais le grand vertige caractéristique des plus grands films de Herzog, mais cela reste une nouvelle variation intéressante de l'infatigable explorateur de l'indicible.

La société japonaise contemporaine est une source de fascination évidente pour Herzog, bien au-delà de la seule entreprise au centre de ce documentaire imaginaire. Il suffit de le voir poser sa caméra dans cet hôtel où les robots ont remplacé les hôtesses d'accueil... ainsi que les poissons dans l'aquarium. Vertiges d'un monde hyper-connecté dont Werner Herzog se targue d'avoir anticipé la solitude constitutive, dans les années 80, avec l'apparition des premiers téléphones cellulaires et l'explosion des moyens de communication, 20 ans avant Internet : "le 21ème siècle sera le siècle des solitudes", avait-il affirmé. Une chose est sûre : cette société, avec ses rapports sociaux complètement biaisés et factices par endroits, est un véritable terrain de jeu pour le septuagénaire à l'œil toujours aussi curieux et amusé. Les anecdotes sur le contexte de la production et de la société étudiée qui poursuivent la réflexion au-delà du cadre de cette semi-fiction sont toujours aussi plaisantes. Sans doute plus que le film lui-même.

Bien sûr, Herzog ne se pose pas en moraliste. Il ne s'agit pas d'un pamphlet sur la dégénérescence des rapports sociaux, mais plutôt le regard d'un curieux mi-fasciné mi-interloqué sur ces vides existentiels ou affectifs que l'on peut désormais combler avec une carte bancaire. On ne saura jamais vraiment quelle est la part de réel et quelle est la part de fiction dans toutes ces histoires dans lesquelles s'est investi Yuichi Ishii. Au creux de ce scénario digne d'un film de science-fiction ou d'anticipation de la fin du 20ème siècle, on voit régulièrement éclater des petits moments d'une étrange vérité, comme notamment lorsque le président de Family Romance se retrouve embarqué dans une relation bien trop fusionnelle avec la fille dont il est censé incarner le père et la mère au service de laquelle il est censé agir. Et il y a ces moments lunaires où il exauce le vœu d'une femme qui rêvait de gagner une grosse somme à la loterie, comme à la télé, avec danseurs, cotillons, et immense chèque en carton remis sur le pas de sa porte.

paparazzi.jpg, juil. 2020