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Une Histoire de parallèles

On peut sortir de la séance extrêmement partagé. Les images du documentaire de Gianfranco Rosi sont d'une importance capitale, évidemment. Elles donnent à voir une certaine réalité, qu'il est bien facile de concevoir de manière théorique, mais dont l'horreur colle à la peau une fois qu'on la regarde en face. On ne peut que saluer un tel travail pour nous avoir permis de voir ces personnes à l'œuvre en Italie, même si ce n'est pas la problématique au centre de Fuocoammare. Pendant que certains discutent, d'autres agissent. On aura beau tergiverser sur la nécessité ou non (connards) d'accueillir les migrants, on aura beau financer des agences du type Frontex, plus on impose de frontières aux êtres humains et plus des gens sauront en tirer profit pour les contourner de manière illégale et dangereuse pour les principaux intéressés. Et devant le fait accompli, il faut bien faire quelque chose : on est bien honteux, confortablement assis dans nos fauteuils, à disserter sur ces sujets pendants que des gens gèrent la situation à quelques centaines de kilomètres de chez nous. On ne parle même pas de crise de l'intégration ou de l'immigration : la crise qui s'annonce est encore un peu plus en amont, c'est celle de l'accueil des réfugiés.

Pour le reste du documentaire, c'est une autre paire de manches. J'avoue avoir modérément apprécié certains partis pris esthétiques, comme cette larme de sang (un brin opportuniste à mon goût) sur la joue d'un immigré battu dans une geôle libyenne ou certaines incertitudes qui durent un peu trop longtemps (ces corps sont-ils morts ou déshydratés à l'extrême ?). Cela n'ajoute rien, si ce n'est de l'anxiété et du sensationnalisme, voire un bien triste suspense qui n'est que le fruit du montage. L'indécence du regard n'est vraiment pas loin, et c'est d'autant plus dommageable que le contenu est là, il n'y a pas à accroître quoi que ce soit. L'ampleur du témoignage reste intacte, heureusement. Un témoignage véhiculé par une prière, d'abord, racontant le périple d'un petit groupe ayant traversé le Sahara comme bon nombre de migrants, le désert n'étant qu'un obstacle parmi tant d'autres, la première barrière, les premiers morts. Celui d'un rescapé récent, ensuite, tout juste extrait de la carcasse d'un bateau-cimetière aux cales morbides. La réalité contemporaine, aussi froide et brutale soit-elle, doit de temps en temps être rappelée, pour ne pas perdre l'emprise nécessaire. On peut par ailleurs établir un parallèle avec le second volet du documentaire de Joshua Oppenheimer (merci CableHogue) sur les massacres en Indonésie à la fin des année 60, qui filaient déjà la métaphore de l’ophtalmologie de l'autre côté du continent eurasien : ici, un petit garçon de 12 ans à un œil "paresseux", métaphore un peu poussive d'une société européenne aveuglée par son orgueil, détournant son regard d'un problème pourtant sur le pas de sa porte. Une question d'apprentissage et de bonne volonté, en somme.

Fuocoammare prend le temps de poser son histoire, ou plutôt ses deux histoires, puisqu'un des apports du documentaire est de montrer à quel point la vie des habitants de Lampedusa et celle des migrants coexistent en un parfait parallèle : elles n'ont aucune intersection, si ce n'est par l'intermédiaire d'un docteur qui traite les deux populations. Prendre autant de temps pour relever ce fait, avec une patience infinie, alors que l'urgence de la situation est quotidienne, est remarquable. L'autre parallèle notable, c'est celui du rapport à l'eau et aux tempêtes, qui peut s'avérer redoutable chez les pêcheurs de l'île comme chez les migrants sur leurs embarcations de fortune. L'écho est subtil, mais suffisant : le tonnerre ne résonne plus de la même manière par la suite. L'absence de commentaire, qui n'implique pas l'absence d'engagement, confère au documentaire l'allure d'un signal de détresse, une fusée lancée en plein milieu de la mer Méditerranée, d'un éclat éblouissant mais désespérément silencieuse. Restent ces images à l'intérieur d'un camp de réfugiés, comme une bouteille à la mer : certains chantent, d'autres prient, d'autres encore jouent la plus belle coupe du monde de foot qui soit, mais tous exorcisent drapés dans l'or de leur couverture de survie.