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Au pays du bois et de la neige

Sans doute faut-il préciser et insister sur le fait qu'il ne s'agit pas vraiment d'un film de Herzog, puisque le réalisateur allemand est parti d'un travail documentaire effectué par Dmitry Vasyukov pour la télévision russe (quatre épisodes d'une heure) et y a seulement dans un second temps apposé sa célèbre voix off anglaise, teutonne et monotone. Précision importante qui n'entrave en rien le plaisir et la sidération émanant très naturellement de ce témoignage de la vie des trappeurs au fond de la taïga sibérienne, au sein d'environnements boisés et glacés magnifiques qui rappellent ceux des Inuits des régions arctiques de l'Amérique du Nord — avec toutefois la spécificité des forêts de bouleau et les trognes incroyables des chasseurs russes.

Deux éléments un peu fâcheux : la musique, un peu trop bassement lyrique, assez éloignée de ce qu'a pu composer Popol Vuh par le passé, et la qualité d'image, qui ne fait pas vraiment honneur à la magnificence spontanée des lieux.

Happy People aurait pu durer deux heures de plus, on ne se serait toujours pas lassé de regarder Gennady Soloviev, Nikolay Nikiforovitch Siniaev et Anatoly Tarkovsky dans leurs activités quotidiennes au gré des saisons. Sauf exception, les conditions autarciques absolues dans lesquelles ils vivent les ont poussés à développer une autonomie et une indépendance surhumaines (ou préhistoriques, comme le dit Herzog). L'étendue des tâches qu'ils réalisent avec seulement un couteau et une hache est littéralement démentielle : ils construisent des skis pour avancer sur les immenses étendues neigeuses, ils fabriquent des canots pour naviguer sur le fleuve Ienisseï, ils construisent de nombreux pièges différents (en bois ou en acier) pour attraper principalement des zibelines, ils déploient des filets pour pêcher des énormes brochets sous la glace épaisse, ils construisent (et réparent) des refuges à l'aide de troncs, de terre et de mousse pour l'isolation, et de toiles plastiques pour les fenêtres (car les ours cassent trop facilement le verre). Tout juste utilisent-ils une tronçonneuse pour abattre les plus gros arbres et une petite motoneige pour parcourir des centaines de kilomètres par jour avec un chien qui suit derrière.

Petit moment semi-comique lorsque Gennady atteint son refuge au crépuscule, au terme d'une journée bien remplie, pour découvrir qu'un arbre a chuté sur le toit : patiemment, avec sa pelle et sa hache, il déplace des mètres cubes de neige et il débite le tronc imposant par moins 30 degrés. On rigole en revanche beaucoup moins lorsqu'il raconte l'épisode de l'affrontement avec l'ours qui coûta la vie à deux de ses chiens, éviscéré par la bête.

Mais ce qui domine dans Happy People à mes yeux, au-delà de ce mode de vie hallucinant qui nous parvient par bribes hallucinées, c'est le rapport intense et intime à la nature et à la matière. Le bois est coupé, recoupé, taillé, biseauté, troué, raboté, brûlé, durci, élargi. On en fait des outils, des canots, des abris, des pièges, de la chaleur, et même des coins fendeurs. Ils fabriquent même du répulsif anti-moustique à partir de concentré d'écorce de bouleau mélangé à de l'huile, à destination des adultes, des enfants et même des chiens. Inutile de lutter contre la neige, on compose avec, on déblaye le strict nécessaire pour pouvoir rentrer ou pour protéger le toit, on perce des ouvertures pour accéder à l'eau des rivières gelées. Ces gens-là vivent seuls, au rythme des éléments presque toute l'année, ils travaillent le bois le matin, ils installent des filets de pêche le midi et ils réparent des maisons le soir.

bois.jpg, mar. 2021 gennady.jpg, mar. 2021 maison.jpg, mar. 2021 piege.jpg, mar. 2021 taiga.jpg, mar. 2021