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Le rire, nouvel opium du peuple

La démarche de Preston Sturges, aussi louable soit-elle dans ses intentions, se fourvoie quelque peu dans la tentative d'auto-critique artistique mise en abyme à laquelle il s'adonne dans Les Voyages de Sullivan. Son protagoniste éponyme, au cours d'un voyage d'apprentissage, épouse une trajectoire assez claire, a posteriori : réalisateur hollywoodien de comédies, il aspire à la création de films plus dramatiques (sous-entendus plus respectables, selon sa grille de lecture), dans le registre du social et ancrés dans la réalité. Pour bien faire les choses, il décide de se plonger dans la pauvreté avec pragmatisme (la Grande Dépression est clairement encore dans les mémoires), vêtu tel un vagabond, pour mieux comprendre les tenants et aboutissants de cette condition. Mais il comprendra vite que "être pauvre" n'est pas une expérience que l'on peut découvrir à la carte, mais plutôt un état de fait que l'on peut difficilement expérimenter pour le plaisir et ce pour quelques jours seulement. Cette période d'observation lui enseignera que ce dont ont besoin les gens (et donc, entre autres, les pauvres), ce sont des comédies, quelles qu'elles soient, grosso modo pour se changer les idées en riant, et c'est fort de ce constat sur la thérapie du rire qu'il retournera à Hollywood, la conscience apaisée, pour poursuivre sa carrière de réalisateur de comédies. Fin de l'histoire.

Il y a beaucoup de points intéressants, malgré tout, dans la toile de fond : c'est notamment le cas de la critique du réalisme à tout prix, vu comme seul argument commercial, complètement factice, voué à l'échec. C'est une critique que l'on peut formuler à l'encontre d'une partie du cinéma de tous les lieux, de toutes les époques, encore valable aujourd'hui. Le discours est par contre un peu manichéen, au sens où il condamne sur le principe le potentiel miroir social du cinéma, comme si le cinéma ne pouvait être bénéfique et stimulant qu'à travers la légèreté et le divertissement. L'opium du peuple, en quelque sorte... Certes il y a de l'hypocrisie dans certaines dispositions du réalisme social, mais de là à asseoir la légitimité absolue et unilatérale du rire (appuyée par l'encart introductif, "To the memory of those who made us laugh : the motley mountebanks, the clowns, the buffoons, in all times and in all nations, whose efforts have lightened our burden a little, this picture is affectionately dedicated."), il y a quelque chose qui m'échappe. Peut-être que l'horizon de la guerre dans laquelle les États-Unis s'apprêtent à entrer en 1941 modifie un peu la donne.

On peut s'amuser de cette situation plutôt ironique : Sturges cherche à nous faire rire de l'incapacité de Sullivan à faire une vraie expérience de pauvreté (sans qu'il soit ni hypocrite, ni démagogique, ni méprisant) tout en condamnant d'une certaine manière ceux qui exploitent la pauvreté au cinéma. Mais tout de même, il s'agit d'un personnage qui se voit absous de son crime (l'agression d'un ouvrier ferroviaire avec une pierre, pour laquelle il purgeait une longue peine) sur la base du fait qu'il est réalisateur de films et non pas un pauvre inconnu... C'est un détail de scénario un peu difficile à avaler, et assez paradoxal étant donné le message du film — qui prétend précisément que les films à messages ne sont pas la bonne solution. Certains passages restent cependant sincèrement drôles, comme lorsque les deux riches déguisés en pauvres demandent à de vrais pauvres "How do you feel about the labor situation?", comme s'ils avaient une conscience de classe aiguë, comme si on demandait à un sans-abri ce qu'il pensait de la dernière chronique de Dominique Seux. Peut-être qu'il y a justement là une critique du milieu artistique, enfermé dans sa tour d'ivoire, peut-être que Sturges n'épouse pas pleinement la vision bancale de son protagoniste, mais cette incertitude crée un certain malaise.

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