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Anti-Everest

Dans ce genre de sports extrêmes, on ne sait jamais trop situer la frontière entre pure folie et audace extraordinaire. Meru raconte l'histoire de trois alpinistes partis à deux reprises à l'assaut d'un des sommets les plus difficiles de la chaîne himalayenne, le Meru. Force est de constater que l'exercice est loin, très loin des sentiers commerciaux aujourd'hui bien balisés qui mènent au sommet de l'Everest, moyennant quelques sherpas et quelques mules. En termes de difficultés, on se situe beaucoup plus près de l'expérience des deux alpinistes britanniques George Mallory et Andrew Irvine en leur temps, racontée par J. B. L. Noel dans L'Épopée de l'Everest (lire le billet) en 1924. Le Meru est l'anti-Everest par excellence, moins haut, moins fréquenté, mais infiniment plus difficile dans son ascension. En 2008 puis en 2011, Conrad Anker (le mentor), Jimmy Chin (le disciple), et Renan Ozturk (la tête brûlée, si tant est qu'on puisse ne pas utiliser ce qualificatif pour les deux autres) se lancèrent dans ce périple plus qu'éprouvant, avec une centaine de kilogrammes de matériel d'alpinisme sur le dos.

Il faudrait des adjectifs spécialement dédiés à la rudesse et à l'exaltation de telles épreuves, la folie de l'entreprise et les passions qu'elle génère étant toutes aussi extraordinaires que palpables.

Meru Expedition, Garwhal, India

Une chose est sûre, ces trois alpinistes sont de grands, très grands malades. Les premières images du film, à flanc de falaise, donnent d'emblée le ton et le niveau. Aucune fiction ne saurait retranscrire la beauté brute de ces paysages, la joie de leurs exploits, ou les difficultés quotidiennes qui jalonnent de pareilles ascensions (toute mention à un film sorti également en 2015, à la neige, à la sueur et aux larmes synthétiques, est proscrite). Et quand bien même quelque documentaire que ce soit ne saurait intégralement véhiculer les émotions qui envahissent les corps de ces grands fous aux moments-clés, on en a tout de même un très bel aperçu. Ne serait-ce que le principe d'une nuit à dormir dans un portaledge, sorte de tente directement fixée contre la paroi, je trouve ça renversant. Il faut imaginer le froid à une altitude de 6660 mètres, le vent qui frappe les parois de la tente et balance la structure porteuse, la neige qui finit par se frayer un chemin, etc. Le tout au cours de l'ascension de l'un des chemins d'alpinisme les plus périlleux au monde, The Shark's Fin (aileron de requin), dont les trois zouaves auront été les premiers à gravir les derniers mètres. Une pente raide dont l'escalade nécessite plusieurs jours (et plusieurs nuits !) lorsque la météo est favorable, par -20 degrés. C'est tout simplement insensé.

Le documentaire est plutôt bien construit dans sa structure, avec un vrai/faux suspens en première partie (si l'on ne sait pas que l'ascension de 2008 fut un échec), un segment intermédiaire permettant d'appréhender les personnalités individuelles du groupe, pour terminer sur la seconde tentative de 2011. Entre temps, on a parcouru un bon bout de chemin avec eux, on a un peu cerné les enjeux d'une telle épreuve. Il est question de sports extrêmes et la mort fait à ce titre partie de cet univers : Jimmy Chin rappelle ainsi l'ironie de l'histoire qui rendit célèbre Conrad Anker, comptant parmi les alpinistes les plus talentueux de sa génération. Il devint une célébrité mondiale le jour où il retrouva par hasard le corps de George Mallory, enterré près de l'Everest depuis les années 1920, sans aucune corrélation avec ses exploits d'alpiniste chevronné.

Mais on dépasse très souvent le strict cadre de l'exploit sportif, bien évidemment. Mallory répondait aux personnes qui lui demandaient en son temps pourquoi il faisait ça : "because it's there". Il me semble que ce Meru apporte des éléments de réponse permettant de mieux comprendre les motivations (contrastées) des trois personnages, entre la beauté à couper le souffle des paysages de haute montagne et la volonté de transmettre une passion autant qu'un savoir-faire d'artisan montagnard, en passant par les revanches personnelles qui fonctionnent comme autant de carburant à la motivation : rappelons que suite à leur première tentative, Renan Ozturk s'est tout de même ouvert le crâne et cassé plusieurs vertèbres lors d'une descente en ski et que Jimmy Chin a survécu à une énorme avalanche. Ils ont tous les deux suivi une rééducation intense, physique pour le premier, psychologique pour le second… avant de décider de retenter l'ascension du Meru en 2011. De vraies têtes carbonisées. La réalité offre décidément des scénarios qui dépassent de loin la fiction. Et pourtant, de toute cette folie émerge beaucoup de respect, de conscience du danger et de confiance fondamentale à placer en ses coéquipiers. L'immersion du point de vue, capté à travers des caméras embarquées par Jimmy Chin lorsqu'il ne grimpait pas, donne accès à tout cela, à la tension teintée de joie et de rage alors que les alpinistes gravissent les derniers mètres qui les séparent du sommet ainsi que les moments à l'intérieur de la tente à déguster un petit bout de fromage rôti au feu de réchaud. Si l'on omet la musique ostensiblement larmoyante à de nombreuses reprises (les images se suffisent à elles-mêmes bordel !), l'incroyable obstination de ces trois trompe-la-mort trouve progressivement son sens, tout au long du film, et sa consécration au sommet donne sans doute autant de frissons que les moments les plus périlleux de l'ascension.

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