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Au bout du monde, aux frontières du réel

Travestir la réalité d'une région du monde pour en capturer la véritable essence et la rendre intelligible à d'autres cultures. Extraire un poème lyrique des gestes quotidiens d'un groupe social particulier. Comme le disait Robert Flaherty lui-même, "sometimes you have to lie, one often has to distort a thing to catch its true spirit". Force est de constater qu'en l'absence d'éléments de contexte relatifs à la mise en scène, la vie sur des îles polynésiennes appartenant aux Samoa telle qu'elle est décrite ici nous apparaît dans sa dimension documentaire, un siècle plus tard, toujours aussi sincère et authentique, dénuée des artifices du docufiction. Et pourtant...

Moana (sous-titré "A Romance of the Golden Age" en anglais) est dans la droite lignée du précédent témoignage de Flaherty, Nanouk l'Esquimau, jalon historique du documentaire ethnographique, et annonce également (dans une certaine mesure) la couleur de L'Homme d'Aran à venir, en 1934. Fort de son succès mondial et doté de moyens financiers confortables, il s'installe pour près de deux ans avec sa femme (et collaboratrice) Frances et sa fille Monica (qui produira soixante ans plus tard, en 1980, la bande-son de la version restaurée actuellement disponible) sur une île de l'archipel des Samoa. Durant tout ce temps, il partagera la vie des Polynésiens au plus près de leurs coutumes, grâce notamment à la petite-fille du chef Seumanutafa (l'ami intime de Robert Louis Stevenson, trente ans plus tôt) qui fit office d'interlocutrice privilégiée et de traductrice.

Il en résulte une œuvre magnifiquement contemplative, totalement dénuée de tension dramatique, exclusivement centrée sur la vie quotidienne de la population locale. En ce sens, en dépit de leur base commune conséquente, Moana adopte une tonalité radicalement différente de celle que Murnau et Flaherty développeront tant bien que mal en 1931 dans Tabou, empreinte de romance — la source de différends qui conduiront à leur désunion. Moana renvoie l'image d'un îlot de paradis préservé, dont seulement quelques aspects furent travestis dans la logique du documentaire jouant aux frontières du réel, pour une impression accrue de réel.

Flaherty capture ainsi une succession de scènes issues du quotidien des populations indigènes, de manière aussi exigeante que bienveillante. On parcourt l'île, sa jungle, son rivage, ses habitations, partagé entre la cueillette, la chasse, la pêche, la fabrication de la crème de coco ou la confection d'un habit traditionnel à partir de l'écorce de mûrier. À l'époque du tournage, au début des années 20, les Samoans portaient déjà des vêtements modernes, sous l'influence de missionnaires occidentaux (une autre forme de travestissement de la réalité) : comme certaines scènes de chasse dans Nanouk l'Esquimau et L'Homme d'Aran, Flaherty demandera de reproduire devant la caméra ces anciens gestes techniques, de manière anachronique. Tout le rituel censé illustrer le passage à l'âge adulte d'un jeune homme, à travers une longue et douloureuse séance de tatouage, aussi, appartenait déjà au passé au moment où Moana était tourné.

Rien qui ne perturbe la sincérité du message, rien qui ne gêne l'immersion dans cette communauté, rien qui n'entrave le lyrisme de la mise en scène, rien qui ne gâche la poésie du mouvement purement descriptif. Rien ne détonne entre un enfant montant en haut d'un immense cocotier pour arracher quelques fruits ou chassant un crabe de sa cachette à l'aide d'une épaisse fumée, un piège savamment disposé pour attraper un sanglier, un tissu peint à l'aide de graines de santal, ou un tatouage fait avec des aiguilles en os et de l'encre de suie de noix de bancoulier.

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