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C'est arrivé près de chez vous, en vrai et en Indonésie, doublé d'une réflexion historique sur le parallèle entre bourreau / victime et vainqueur / vaincu. Voilà une façon d'esquisser The Act of Killing, le pavé daté de 2013 que jetait Joshua Oppenheimer dans la marre mondiale des massacres de masse qui ont fait l'Histoire. Une tuerie en réaction au "mouvement du 30 septembre 1965" qui fit entre 500 000 et un million de victimes, entre fin 1965 et début 1966, qui éradiqua le Parti communiste indonésien (PKI, troisième parti communiste mondial) et qui s'étendit aux athées, hindouistes, musulmans et autres immigrés chinois. Une question : aviez-vous déjà entendu parler de ce massacre ?

The Act of Killing n'est pas vraiment un documentaire pédagogique sur cette page de l'Histoire indonésienne, et on n'en apprend pas plus ici que dans les manuels d'Histoire occidentaux. Mieux vaut se référer pour cela à des ouvrages dédiés ou à des émissions comme celle de Là-bas si j'y suis : http://la-bas.org/spip.php?page=article&id_article=756. Non, la particularité du travail de Joshua Oppenheimer, c'est l'approche choisie, la hauteur à laquelle il se positionne pour questionner le passé à partir de témoignages d'aujourd'hui. Malgré l'encart initial mentionnant la fameuse citation de Voltaire (« il est défendu de tuer ; tout meurtrier est puni, à moins qu'il n'ait tué en grande compagnie, et au son des trompettes ») qui annonce la couleur, on reste dans le doute quant à l'objet de ce qui nous est montré : il s'agit d'un documentaire, clairement, mais il n'y a pas d'introduction, pas de commentaire explicatif sur les faits auxquels il se réfère, entretenant ainsi l'oubli dans lequel l'ensemble des événements semble être plongé. Non, en lieu et place d'un documentariste qui nous prendrait par la main, la caméra se positionne à hauteur de bourreau. D'anciens assassins et tortionnaires nous racontent tranquillement leurs exploits passés, non sans une certaine autosatisfaction, alors qu'ils esquissent quelques pas de danse, jouent au golf, ou nous font découvrir leur jardin et leur collection d'objets précieux. Aucune gêne à l'horizon.

S'agit-il d'une blague ? Est-ce vraiment un documentaire ? Une chose est sûre, s'il s'agissait d'une fiction, on aurait du mal à la croire réaliste. Petit à petit, on glisse de l'incompréhension au doute, puis du doute au malaise, et enfin du malaise à l'horreur. On réalise qu'on est en train d'écouter des assassins nostalgiques, tout à fait libres, aujourd'hui reconvertis dans des milices paramilitaires d'extrême droite, et leur sourire sincère prend d'un coup une toute autre dimension. Glaçante.

On n'est pas vraiment étonné quand on apprend que Joshua Oppenheimer n'a plus de droit de visa pour ce pays et qu'une partie de l'équipe (indonésienne) a souhaité rester anonyme. Donner la parole de manière tout à fait ouverte à ces tortionnaires fiers de l'être n'est pas un exercice facile à appréhender. Leur témoignage est une source d'enseignements d'une incroyable richesse, assez unique en son genre car il s'alimente, précisément, à la source. La relativité des jugements historiques évoluent beaucoup au cours du temps et de l'espace, et même si les populations locales restent terrorisées par cette mafia, elle ne se remet en question à aucun moment. Il y a cette phrase terrible prononcée par un des bourreaux (en substance) : « comment pourrions-nous représenter le Mal, puisque nous sommes les vainqueurs ? ». Et c'est bien de là que le malaise découle, puisque ces hommes se voient comme des héros ayant chassé la pourriture communiste, ils se voient comme le reflet des mafieux issus du cinéma américain dans lequel ils ont trouvé leur inspiration pour commettre leurs atrocités "sans verser trop de sang". Et aujourd'hui, dans une continuité tout à fait logique, ils font partie d'organisations paramilitaires prétendument respectables, se présentent aux élections en toute impunité, et rackettent par ailleurs les petits commerçants chinois du coin, fièrement, devant la caméra. Et à aucun moment cela ne semble poser problème.

Ce documentaire peut choquer par son absence de pédagogie et son ton froid et neutre en apparence. C'est pour moi sa grande force, la neutralité n'étant bien sûr qu'une façade. Le personnage (bien réel) d'Anwar Congo, svelte, rigoleur, et soucieux de son image, fait froid dans le dos car on le voit marcher tranquillement dans la rue, sourire aux lèvres, en chemise hawaïenne, accompagné de son ami bedonnant, gai luron et ancien camarade de torture qui pourrait être un acteur comique, tandis qu'il avouait une minute auparavant, face caméra, avoir assassiné plus de 1000 communistes il y a 45 ans. Ce visage humain de la barbarie est terrifiant. Les quelques protagonistes, à côté des horreurs qu'ils relatent, ne brillent pas du tout par leur cruauté à l'écran : ce sont tout simplement des idiots. Des imbéciles heureux en manque de reconnaissance qui voudraient être plus célèbres, et qui n'interrogent leur respectabilité qu'à travers leur image d'hommes médiatiques, de manière très classique, comme le quidam qui passe à la télé au journal télévisé. Pourquoi se remettraient-ils en question, après tout, puisque selon leur Histoire, ils sont sortis vainqueurs de cet affrontement ? Bien au contraire, ils s'affichent fièrement. Et les voir rigoler de bon cœur alors qu'ils reconstituent leurs propres scènes de torture passée, à plusieurs reprises, glace le sang. Il n'y a qu'eux qui rient, d'ailleurs : les gens autour se taisent, esquissent un sourire qu'on imagine forcé, et les enfants pleurent.

The Act of Killing constitue une approche rare sur de tels événements, me semble-t-il, et y porte un regard profondément déstabilisant.