wild_blue_yonder.jpg, janv. 2021
Fata Morgana

De deux choses l'une : soit on appartient à la catégorie des fans tout-terrain jusqu'à la moelle de Herzog, soit on n'y appartient pas. Dans le premier cas, The Wild Blue Yonder constituera un concentré de petit lait à déguster pendant 80 minutes de fiction les deux pieds dans le mockumentaire — le jeu à la frontière entre fiction et non-fiction ayant rarement été revendiqué aussi frontalement, qui plus est dans le cadre de la science-fiction pour le moins inhabituel chez Herzog. Plus de 30 ans après Fata Morgana, plus de 10 ans après Leçons de ténèbres, c'est reparti pour un long-métrage en prise directe avec une poésie de l'étrange typiquement herzogienne qui s'amuse beaucoup (on sous-estime trop souvent le tempérament comique de Herzog) en calquant une histoire totalement hors-sujet par rapport contenu des images qui défilent sous nos yeux. Dans Fata Morgana, c'était un récit du mythe maya de la création sur des images de mirages dans le désert du Sahara et du Sahel. Dans Leçons de ténèbres, les images d'incendies de puits de pétrole au Koweït servaient de support à une rêverie poétique à la limite de la science-fiction, déjà, de la part d'un extraterrestre contemplant une planète étrangère. Dans The Wild Blue Yonder, c’est l’histoire d'un extra-terrestre arrivé sur Terre après un long voyage de 200 années-lumière, particulièrement autocritique vis-à-vis de sa propre espèce, qui s'exaspère devant la volonté de l'homme d'aller habiter la planète qu'il a lui-même fuie il y a bien longtemps.

Dans le second cas, si l'on n'appartient pas à la secte des adorateurs de l'homme qui mangea sa chaussure après avoir perdu un pari ("J’ai survécu à tellement de Kentucky Fried Chicken qu’une chaussure ne peut pas me faire de mal"), il y a de grandes chances que le spectacle laisse totalement indifférent. Au mieux.

Herzog regarde très peu de films, il l'a toujours revendiqué (il préfère lire), mais il connaît encore moins la science-fiction : on peut trouver une interview dans laquelle il avoue avoir seulement vu un épisode de Star Wars, le 2001 de Kubrick ("j'ai bien aimé"), ainsi que quelques volets de la saga Star Trek qu'il trouve un peu idiote. D'où la sensation éminemment surréaliste de le voir détourner on ne peut plus ouvertement des images à caractère documentaire pour en faire un récit de fiction SF... Et pas n'importe quelles images : d'une part, la mission de la NASA qui envoya une navette en orbite en 1989 dans le but de lancer la sonde spatiale Galileo (avec pour objectif d'étudier Jupiter et ses lunes), et d'autre part, un film tourné en Antarctique lors d'une mission pour explorer les fonds marins. Des premières, il en fera le support du récit (fictionnel bien entendu) des avancées humaines en matière d'exploration spatiale dans le but de trouver une alternative viable à la planète Terre. Des secondes, il en fera le décor du monde de l'extraterrestre, la fameuse Wild Blue Yonder dont il s'est échappé, située dans la galaxie d'Andromède, et qui est entrée dans une ère glaciaire. Une description totalement émerveillée de lieux farouchement inhospitaliers.

L'extra-terrestre arrivé sur Terre il y a cent ans (l'occasion pour Herzog d'insérer des images documentant les tout premiers essais en matière d'aviation), c'est Brad Dourif, très à l'aise dans ce rôle à la Klaus Kinski de "unsuccessful alien". Sa race aurait en effet tenté de former une communauté sur notre planète, mais sans succès : ce fut un fiasco total et l'environnement post-apo miséreux et chaotique duquel le témoignage nous parvient en atteste. Et tout le film s'agence autour de ce contraste implacable, lui l'extra-terrestre raté fulminant autant contre son peuple que contre le nôtre, et ces plans sous-marins glacés et contemplatifs, avec l'appui d'une bande-son hypnotique composée par Herzog avec entre autres le violoncelliste néerlandais Ernst Reijseger et le chanteur sénégalais Mola Sylla. La poésie de ces images n'atteint toutefois pas le niveau stratosphérique des zones koweïtiennes apocalyptiques, c'est une certitude. Il n'empêche que The Wild Blue Yonder se fait particulièrement fascinant, dans son jusqu'au-boutisme absolu : difficile de ne pas voir Herzog se marrer derrière ces discussions de physiciens et de mathématiciens autour de la constante de Jacobi et des tunnels spatio-temporels comme autant d'autoroutes pour sauter de planètes en planètes, montées en théories extra-terrestres. Tout l'art de la recontextualisation est là.

Ultime frasque du film, il choisit de terminer sur une note puissamment mélancolique : les astronautes partis explorer Wild Blue Yonder, de retour sur Terre 820 ans plus tard avec une réponse positive, découvrent que la planète a été abandonnée entre-temps et qu'elle est revenue à l'état de paradis inhabité.

N.B.2 : Et Herzog de se marrer dans les remerciements :
We thank the astronauts of Space Shuttle STS-34 for their courage in going with us on this mission.
We thank NASA for its sense of poetry.
We thank Henry Kaiser for venturing out under the frozen sky.

N.B. 1 : À noter qu'un entretien de l'époque avec Brad Dourif raconte ce projet que Herzog n'avait à l'époque pas eu l'occasion de concrétiser (mais qu'il concrétisera 4 ans plus tard : My Son, My Son, What Have Ye Done?) au sujet d'un étudiant un peu fou, avec une histoire de sabre et des flamands roses comme otages malheureux.

brad.jpg, janv. 2021 blue_yonder.jpg, janv. 2021 terre.jpg, janv. 2021