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À travers l'orage de l'enfance

Il est des films qui vous éclaboussent de leur talent tout en conservant une grande part de modestie et d'humilité. Le genre à révolutionner une petite parcelle de pellicule, en passant, l'air de rien mais sans ambages. Le film de Jacques Feyder fait à mes yeux partie de ces films-là à travers son incroyable modernité, dans son rapport à l'émotion de l'enfance et dans son utilisation mature des codes du muet : Visages d'enfants a beau avoir été tourné au début des années 20 (le film était déjà terminé en 1923), il semble presque dénué des artifices de mise en scène et des coutumes qui avaient cours dans la pratique contemporaine du cinéma. Comme s'il existait déjà une conscience de la rigidité (potentielle) des messages véhiculés sur la base d'une alternance d'images sans paroles et d'intertitres, à grand renfort d'expressions faciales exacerbées. Il ne s'agit évidemment pas d'un film parlant, il ne saurait que vaguement s'en approcher, mais l'expérience (ou plutôt mon expérience, probablement liée à une connaissance très partielle de ce registre) est tout de même troublante. Sur les points cités précédemment (le montage, les intertitres, l'expressivité), c'est d'une certaine manière l'antithèse de films comme Cyrano de Bergerac, la version d'Augusto Genina sortie en 1923 : magnifique par ses couleurs au pochoir, les codes du cinéma muet l'empêchent cependant de voler en l'alourdissant d'intertitres aussi denses qu'incessants, censés retranscrire au mieux le matériau d'origine d'Edmond Rostand.

Que ce soit la précision de la photographie, le découpage des cadres, la distance au sujet, l'utilisation parcimonieuse des intertitres ou la qualité du jeu des acteurs, il y a de quoi être impressionné. Le film est d'autant plus impressionnant que le rôle principal, éminemment dramatique, est tenu par un très jeune enfant. Je n'ai d'ailleurs connaissance d'aucun film antérieur mettant en scène l'enfance de la sorte, de manière centrale, avec un enfant au premier plan. Il faudrait sans doute étudier son contexte pour en préciser l'étendue de l'innovation, mais on ne peut que constater le naturel de l'interprétation et la peinture mesurée des sentiments, tous deux incroyables. Et l'une des toutes premières vidéos de chat, à n'en pas douter.

Il est tout de même question d'un jeune garçon dont la mort de la mère nous est servie en guise d'introduction, et du portrait de l'enfant qui découle en conséquence : une forme de solitude profonde, exacerbée par la froideur de son père et par la distance que son remariage a creusé. L'âpreté du sujet et la dureté du ton dressent un bilan très sombre de l'enfance marquée par le deuil et la souffrance intérieure, sans jamais tomber dans quelque forme de pathos que ce soit. On peut d'ailleurs penser au film de Luigi Comencini, L'Incompris, sur une thématique très proche mais en opposition totale dans la façon de l'aborder, liée au deuil de la mère et l'emprisonnement dans la responsabilité de la part de l'enfant.

Visages d'enfants brille par sa justesse, par son émotion, ainsi que par la qualité de ses décors dans les hautes montagnes des Alpes suisses (encore une fois extrêmement bien rendus du point de vue de la photographie, au gré des saisons : les champs et les maisons, les sentiers pentus et les pentes enneigées, les avalanches et les cours d'eau). Cette colère bouillante et bouillonnante chez l'enfant, attisée par la tristesse de la mort et par les souffrances qu'elle engendre, est peut-être un peu trop soulignée dans sa nécessaire contrepartie en termes de culpabilité et de repentance suite au péché. Mais elle n'en reste pas moins bouleversante dans la finesse et dans le beauté de son trait.

N.B. : Le film est visible sur le site d'Arte jusqu'en avril 2018 : https://www.arte.tv/fr/videos/032349-000-A/visages-d-enfants.

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