Le pique-nique au bord du chemin est le titre initial de ce classique de la SF des frères russes Strougatski. La postface relate les huit années de labeur pour réussir à publier le roman, à cause de la censure. Cette censure à bas bruit dans les années 70 en Russie empêchait toute intrusion de l’espace culturel populaire par des œuvres d’apparence suspecte pour une bourgeoisie pudibonde, bête et méchante. Il est assez amusant de confronter le roman final paru en Russie en 1972 (et en France en 1981) aux notes des frères Strougatski quand ils ont commencé à imaginer cette histoire :
... Un singe et une boîte de conserve. Trente ans après la visite d'extraterrestres, il ne reste que les ordures qu'ils ont laissées — objets de chasse et de recherches, d'études et de malheurs. L'accroissement des superstitions, un service qui essaye de s'emparer du pouvoir au motif de leur possession, une organisation qui tente de les détruire — la connaissance tombée du ciel étant inutile et nuisible ; n'importe quelle trouvaille ne pouvant aboutir qu'à une mauvaise application. Des chercheurs d'or considérés comme des sorciers. La décadence du prestige des sciences. Des biosystèmes abandonnés — une pile presque déchargée —, des morts qui revivent, venant d'époques différentes...
[extrait de la postface signée par Boris Strougatski]
Ces notes ne disent rien à propos des six zones sur Terre qui ont eu la Visite des extraterrestres, de l’atmosphère de fin du monde dans laquelle ces lieux de passage ont été plongés, des âpres discussions au comptoir d’un bar interlope aux abords d’une de ces zones, et du caractère mauvais et bagarreurs des personnages. Cette histoire à la fois très orale et visuelle a donné lieu à une adaptation cinématographique par Andreï Tarkovski sortie en 1979 sous le titre Stalker, ce célèbre mot a été inventé par les Strougatski pour nommer ces têtes brûlées qui arpentent illégalement les zones à la recherche des artefacts extraterrestres qu'ils pourront revendre.
«Stalker» est un des rares concepts que nous avons inventés qui soit devenu usuel. Le mot «cyber» s'est implanté aussi mais, en général, seulement au sein du fandom, tandis que « stalker» s'est répandu partout. Je suppose, à vrai dire, que c'est d'abord grâce au film de Tarkovski. Mais ça n'est pas pour rien si Tarkovski lui-même l'a retenu : il est probable que ce mot tombait juste, sonnait bien et était doté de grandes possibilités. Il vient de l'anglais to stalk, ce qui signifie en particulier «s'approcher furtivement», « marcher à pas de loup ». Cela se prononce d'ailleurs «stok», et il serait plus correct de dire « stoker», et non « stalker».
[extrait de la postface signée par Boris Strougatski]
Les sorties dans la zone font penser avant l’heure à ces jeux vidéo à la première personne où le joueur incarne un personnage explorant un monde, dévoilant une carte, découvrant des artefacts et esquivant les pièges mortels. Un personnage de l’histoire - un scientifique en l’occurrence - nous glisse vers la deux centième page des explications sur quelques uns des phénomènes physiques qui se cachent derrière l'argot imagé des stalkers, parmi lesquels on trouve la « calvitie de moustique », les « creuses », la « gratte», le « duvet brûlant », le « chou du diable », la « gelée de sorcière », les « gais fantômes » et le « hachoir ».
Il est certain que ce classique de la SF a été une source d’inspiration pour les auteurs de futurs dystopiques sur le thème du contact. Je pense notamment à deux romans par deux auteurs français.
Rituel du mépris, variante Moldscher (1986) de Antoine Volodine semblerait se situer quelques années après la fin d'une guerre totale et dévastatrice qui aurait opposé les hommes et des extraterrestres. Cependant les choses ne sont pas explicitement dites laissant le lecteur se dépêtrer des visions brûlantes et douloureuses du monde extérieur décrites par le mystérieux narrateur Moldscher sur les feuilles qu’il noircit depuis la geôle de sa prison. C’est encore dans le détail de ses descriptions que cette post-humanité se révèle.
La malédiction de l’éphémère (1986) de Richard Canal est le second roman auquel Stalker m’a fait repenser avec l'enfer Z, des cercles de radiations dans des villes bombardées par des extraterrestres, où des artistes aidés par des drogues produisent des œuvres d'art. Un dénouement et un changement d’échelle intéressants éclairent les causes du châtiment dispensé par les extraterrestres et de ce trafic d'œuvres infernales.
D’autres titres son parfois cités (que je n’ai pas lu) : Le souffle du temps (1981) de Robert Holdstock ou plus récemment Annihilation (2014) de Jeff Vandermeer...
La fin de Stalker sous tend sans l'ombre d'un doute une critique morale, car l’objet extraterrestre de toutes les convoitises n’est bien sûr qu’un miroir aux alouettes. Le pillage des restes de ce pique-nique des extraterrestres permet de dresser le portrait d’un petit condensé de l’humanité, dans un roman noir qui se dévoile progressivement avec cette technique narrative de «sécrétion » déjà exposée ici.
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