Avec L'Argent de la vieille, c'est la première fois (chez moi) que Luigi Comencini se positionne dans le fameux créneau de la comédie italienne sociale à forte charge caustique, très loin de l'ambiance sérieuse et tragique de films dramatiques célèbres comme L'Incompris (1966). Avec ce film, il ajoute un nouveau pôle dans mon référentiel sur le sujet, la comédie tendance lutte des classes, pas très loin du Dino Risi de Pauvres millionnaires (1959) — assez éloignée donc des approches plus sérieuses à la Main basse sur la ville (Francesco Rosi, 1963), Confession d'un commissaire de police au procureur de la République (Damiano Damiani, 1971), La Classe ouvrière va au paradis (Elio Petri, 1971), voire même La Grande Guerre (Mario Monicelli, 1959).
Dans ce film la violence de classe est amenée de manière très indirecte, par le truchement d'une comédie bouffonne aux aspérités marxistes (direct les grands mots mais le personnage du professeur est très explicite à ce sujet) : on considère d'abord deux pauvres gens vivant dans un bidonville de Rome qui s'amusent à jouer au jeu éponyme (en VO, le "scopone scientifico", une sorte de belote) avec une riche Américaine qui a l'air sympathique, dans un premier temps, puisqu'elle leur prête à chaque partie l'argent nécessaire pour miser... Mais petit à petit, l'envers du décor se dévoile, et on comprend que les enjeux sont d'un ordre de grandeur tout autre : la vieille fortunée passe chaque année dans le coin pour affronter la populace au jeu de cartes qui lui sert de démonstration pour sa supériorité — sous-entendu : économique, et donc intellectuelle, morale, etc. Et de l'autre côté, la plèbe toute entière soutient les deux joueurs sans le sou, dans l'espoir sans cesse déçu (mais sans cesse renouvelé, aussi) de soutirer à la vacancière argentée quelques millions de lires.
Comencini prend son temps, entre deux parties, pour décrire l'environnement quasiment insalubre des protagonistes interprétés par Alberto Sordi et Silvana Mangano, avec leurs cinq enfants et leurs innombrables problèmes d'argent. Le rituel de l'affrontement annuel avec la riche femme de passage (Bette Davis, très convaincante, partenaire de son chauffeur soumis, interprété par Joseph Cotten) leur permet d'envisager une vie meilleure, peut-être, qui sait... Sauf que face à eux, ils ont une richissime personnalité qui adopte une stratégie imparable : elle a la capacité (économique) de miser sans fin, autrement dit elle dispose de tentatives illimitées pour doubler la mise et récupérer celle de départ. L'allégorie émerge progressivement : jeu de cartes, certes, mais in fine jeu de pouvoir, dont l'issue est entièrement déterminée par la taille de la fortune. Mais cette inégalité fondamentale n'est pas accessible à la plupart des miséreux, obnubilés par la possibilité (impossible en réalité) de gagner une part du gâteau. Une image hautement satirique de l'affrontement entre dominants et dominés, du grand capital donnant quelques miettes au prolétariat pour donner l'impression que le système tourne correctement et que le succès est accessible à tous. La conclusion (la vérité ?) sortira de la bouche d'une enfant, étrangère au compromis, suggérant que la solution ne se trouvera jamais dans une énième tentative de négociation à la marge, une énième humiliation, mais plutôt au travers d'un bouleversement radical.
Dernières interactions
Merci beaucoup !
14/09/2025, 18:00
Je viens de voir le film et votre analyse est parfaite
13/09/2025, 19:16
Je note soigneusement le conseil, merci ! (ça a l'air fou)
07/09/2025, 17:11
Ah et j'ajoute que, hasard du calendrier, j'ai vu ce film le même week-end que…
07/09/2025, 16:56
Et merci d'afficher cette appréciation partagée, ce n'est pas un film qui tombe…
07/09/2025, 11:01
Vu dans une copie plus que moyenne il y a quelques mois, et c'était pourtant…
07/09/2025, 09:50