lundi 05 mai 2025

Ils n'ont que vingt ans (A Summer Place), de Delmer Daves (1959)

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"You insist on de-sexing her, as though sex was synonymous with dirt!"

Il est quand même particulièrement difficile d'imaginer que A Summer Place est le fruit des années 50, si l'on met de côté ce Technicolor bien baveux et cette musique de Percy Faith coordonnée par Max Steiner qui nous le rappellent régulièrement. Avec sa charge frontale contre la morale puritaine états-unienne de son époque, épousant un spectre très large qui va de la dénonciation des préjugés racistes intempestifs (la tirade de Richard Egan à l'encontre de Constance Ford restera mémorable) à la condamnation ferme d'une pudibonderie sexuelle perçue comme fondamentalement réactionnaire, le réalisateur-scénariste-producteur Delmer Daves ouvrait la voie à un renouveau du cinéma aux États-Unis.

Et oui, Delmer Daves, le cinéaste beaucoup plus connu pour ses westerns et ses films noirs que pour ses œuvres profondément contestataires... Même si la question de la morale semble avoir parcouru toute sa filmographie : le traitement des Indiens dans La Flèche brisée, la lâcheté commune chez les hommes de 3h10 pour Yuma, ou encore les ravages des lynchages à travers La Colline des potences. Cocktail détonant et détonnant ici, puisque c'est sur les rails d'un mélodrame on ne peut plus classique (et pour le coup très typés 50s) qu'est lancée l'histoire très premier degré de deux couples opposés par leurs valeurs et leurs classes sociales, qui aboutira à la formulation d'une critique extrêmement difficile à anticiper sur l'aigreur des adultes et de leurs références morales. Ce combo "canevas antique + exaltation d'une sexualité libertaire" est complètement inattendu.

L'autre vertu insoupçonnée du film tient à son exposition de deux configurations opposées en matière de sentiments, sur fond de décors d'île paradisiaque, avec d'un côté les rapports amoureux adolescents et de l'autre les émois pétris de contrition des adultes. Les premiers ne sont pas incroyablement passionnants, et très clairement peu aidés par le niveau d'interprétation de Sandra Dee et (surtout) Troy Donahue. Les difficultés pour vivre leur romance avec les contraintes sociétales au-dessus de leurs têtes sont intéressantes en soi, mais leur mise en scène reste globalement assez rigide. En revanche, la peinture des dilemmes sentimentaux des deux couples de parents est très convaincante, que ce soit dans leurs angoisses éducatives ou dans le surgissement difficilement contrôlable des passions du passé. Le thème de l'amour chez des personnages d'âge mûr est d'ailleurs un angle mort notable du cinéma de l'époque (et pour longtemps encore, à quelques exceptions près). Un film qui aborde la question du consentement, la dimension asynchrone des désirs, la passion à deux âges différents, et le regard parfois nauséabond sur le sexe que peuvent avoir certains — la scène du test de virginité, une horreur. Un incroyable festival de références au sexe, d'abord larvées ("Love must be more than just animal attraction", "It's no longer your day, it's their day", "The trouble with most parents is that they attribute their own guilty memories to their young") avant de s'expliciter pleinement ("So you insist on de-sexing her, as though sex was synonymous with dirt"). Un film dans l'ensemble hautement surprenant par la virulence de son discours. Une sorte de pré-code à la fin du maccarthysme, que l'on pourrait qualifier de Post-Code.

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mercredi 30 avril 2025

Chaque soir à neuf heures (Our Mother's House), de Jack Clayton (1967)

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"When your mother died, I mean, what happened about the funeral? — There wasn't one. We buried her in the garden."

L'atmosphère "60s british" a beaucoup vieilli, avec ses intérieurs surchargés et ses ambiances régulièrement plongées dans une semi-pénombre. Mais c'est sans doute à mettre en lien avec le fait qu'il s'agit de la première réalisation de Jack Clayton sur pellicule couleur, puisque Les Innocents sorti quelques années plus tôt ne souffrait pas de cette usure graphique — avec en prime un écho avec une autre vision de l'enfance. Très surprenant en tout cas cet environnement familial, dans les sensations dégagées par la maisonnée au lendemain de la mort d'une mère qui élevait seule 7 très jeunes enfants, les laissant du jour au lendemain sans gardien. La faute à sa conception intégriste de la religion, nous fait-on comprendre indirectement, qui la poussait à refuser toute visite médicale : elle meurt dans son lit, et dès l'annonce de la nouvelle, la fratrie est prise d'effroi. Ils risquent l'orphelinat... Mais sous la direction de la plus âgée d'entre eux, ils prennent leur destin en main avec une étonnante dextérité, en dissimulant le décès au yeux des adultes et en simulant très adroitement une vie normale.

Les enfants qui s'organisent en groupe autonome de la sorte suscite un climat anxiogène assez insoupçonné, quand bien même leurs intentions ne seraient dans le fond pas fondamentalement mauvaises. En ce sens on a spontanément envie de rapprocher ce Our Mother's House d'autres films focalisés sur des bandes enfantines comme Le Village des Damnés (sur un versant plus fantastique) ou encore Sa Majesté des Mouches (plus en phase avec la dimension d'autonomie soudaine). Dans tous les cas de figure, ce n'est pas vraiment la sérénité qui est de mise... L'intérêt principal réside dans l'observation très neutre de cette nouvelle organisation, avec sa tripotée d'enfants de 4 à 13 ans en autogestion, qui occupe toute la première partie du film. Leur sens de la débrouille (façon Nobody Knows, en quelque sorte), la dimension macabre totalement involontaire et non-perçue comme telle par les intéressés qui vouent un culte spirituel (en reprenant les croyances et les enseignements de leur mère défunte) au cadavre enterré dans le jardin, et la mise en place d'une petite routine pour survivre (l'un imite la signature, l'autre va chercher la pension, l'autre va faire les courses, etc.).

Dans la deuxième moitié, Dirk Bogarde aka le prétendu papa fait son apparition et c'est beaucoup moins réussi — seule l'introduction d'un élément perturbateur est intéressante. Chaque soir à neuf heures parvient malgré tout à soigner son ambiance à la lisière du fantastique (alors que tout est froidement réaliste), en lien avec l'emprise maternelle malsaine qui se diffuse encore bien après sa mort. Et à la bigoterie de la mère répondront les escroqueries du père, pas le dernier des arrivistes.

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lundi 28 avril 2025

L'Homme de paille (L'uomo di paglia), de Pietro Germi (1958)

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"C'est ainsi que finit le monde / Pas sur un boom, mais sur un murmure."

Ce film de Pietro Germi coche toutes les cases du mélodrame classique, dans tous les sens du terme, mais il le fait avec une finesse suffisamment remarquable pour pouvoir prétendre à la même renommée que les mélodrames classiques de la même époque, que ce soit côté britannique (par exemple Lean et Brief Encounter notamment) ou états-unien (Sirk, pour ne pas faire original). L'originalité de la démarche tient à l'inscription de la romance impossible dans un cadre ouvrier (supérieur, qualifié), assez éloigné des composantes de base du néoréalisme mais dont les contraintes et les éléments constitutifs restent omniprésents dans l'arrière-plan.

Pour le résumer trop rapidement, L'Homme de paille (rien à voir avec la rhétorique, le lien est à chercher du côté d'un poème de T. S. Eliot) observe le triangle formé par Pietro Germi de l'autre côté de la caméra, Luisa Della Noce dans le rôle de la femme qu'il aime sincèrement et Franca Bettoia dans celui du coup de foudre contre lequel il est presque vain de lutter. L'histoire ne brille pas par son originalité, c'est une certitude : on sait très bien quels vont être les ennuis rencontrés en chemin, autour de cet amour impossible et des déchirements amoureux à venir. Là où Germi réalisateur tire son épingle du jeu, c'est dans la confection d'une situation inexorable au creux de laquelle personne n'est fondamentalement en faute, il n'y a que des victimes des circonstances. C'est le hasard de l'éloignement de la mère, provoqué par la maladie du fils ayant besoin d'air frais du littoral, qui crée le petit espace suffisant dans lequel le père sera attiré de manière fortuite par une inconnue. La petite perturbation du quotidien qui entraîne des conséquences d'un tout autre ordre de grandeur (un peu comme chez Hong Sang-Soo avec Un jour avec, un jour sans, si on ose les passerelles de cette ampleur).

Si les derniers instants paraissent un peu maladroits (on n'est pas vraiment dans le registre du happy end mais la tournure ultime des événements est surprenante), il referme malgré tout le film sur une note mélancolique nouvelle, celle de la réconciliation, certes, mais partielle seulement. Quelque chose s'est perdu en chemin, une forme d'innocence. On peut regretter l'absence d'approfondissement concernant les conséquences sur la femme abandonnée, le scénario ayant recours à un rebondissement extrême, mais sans altérer de manière dommageable le charme de L'uomo di paglia.

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vendredi 25 avril 2025

Casanova, un adolescent à Venise (Infanzia, vocazione e prime esperienze di Giacomo Casanova, veneziano), de Luigi Comencini (1969)

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Enfance, vocation et premières expériences

Le cadre et le sujet ne sont pas tellement différents mais l'ambiance s'en éloigne radicalement : Luigi Comencini reprend son observation du monde de l'enfance et de l'adolescence déjà abordée dans L'Incompris (1966) pour la prolonger dans un contexte connexe, la vie vénitienne de Giacomo Casanova au XVIIIe siècle.

Casanova, un adolescent à Venise balaie un spectre relativement large de temporalités, d'atmosphères, de tonalités, de personnages, d'institutions, de sentiments. On commence dans l'enfance miséreuse de Giacomo et on terminera sur l'adolescence s'ouvrant au libertinage après avoir un temps envisagé une vie religieuse, on navigue entre le poids du carcan familial et l'austérité des cérémonies ecclésiastiques, on aborde autant le pouvoir des apparences que celui de la séduction et du langage, on oscille entre moments franchement comiques et séquences ouvertement tragiques, violentes ou sordides — on n'est pas près de l'oublier, cette scène de trépanation malheureuse, entre autres arrachages de dents et saignées sommaires... À travers les péripéties du jeune Casanova, on passe en revue de nombreux aspects de la société de Venise de l'époque, les coutumes, la médecine, la religion, et cette hypocrisie tenace qui donne l'impression d'en structurer absolument tous les interstices. Et c'est dans cette peinture-là, sans doute, celle des mœurs vénitiennes, que Comencini réussit son meilleur coup.

Le film ne jouit pas vraiment d'une véritable structure narrative et se présente davantage comme une succession d'épisodes de la vie de Casanova, des anecdotes sélectionnées pour leurs composantes comiques, ironiques, macabres ou cruelles. L'ambiance générale est teintée de réalisme historique, c'est en tous cas l'impression dominante, et la dynamique d'ensemble est maintenue sur deux heures par des ruptures de tons régulières qui font alterner entre farce et drame de telle sorte qu'on ne sait jamais sur quel type de segment on va atterrir. Sans doute que l'ultime péripétie qui clôt le film est un peu trop abrupte, comme si on avait cherché à embrayer sur une note libertine de manière un peu trop forcée. La chronique de l'enfance baigne malgré tout dans une reconstitution singulière de l'époque, où la mort rôde près du carnaval, et où le vice pénètre toutes les apparitions érotiques des corsets compressés au maximum.

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dimanche 20 avril 2025

Désaliénation, de Camille Robcis (2024)

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Déterritorialisation de la psychiatrie

Je n'avais jamais entendu parler de la psychothérapie institutionnelle avant de lire le livre de Camille Robcis, consacré à l'histoire et aux fondements de ce courant thérapeutique mettant l'accent sur la dynamique de groupe et la relation entre soignants et soignés. L'autrice avance l'expérience présentée comme fondatrice de Saint-Alban, à partir de 1968, focalisée sur la volonté d'humaniser le fonctionnement des établissements psychiatriques (en gros, transformer les "asiles qui traitent les fous" en "centres de soin travaillant l'horizontalité des rapports", pour passer par la sémantique). Le cadrage historique est important, en plus d'être particulièrement appréciable, car c'est à l'époque du régime de Vichy que se noue cette réflexion, dans les années 40, liant fatalement le psychiatrique au politique, tandis qu'on laisse mourir les malades et que prospèrent les fascismes de tous horizons. Sur ce dernier point, l'épilogue tentera quelques passerelles avec notre présent, en prise avec cette problématique, et ouvrira des pistes de réflexion assez pertinentes.

Le livre est structuré selon quatre principaux portraits / axes : François Tosquelles, Saint-Alban et l’invention de la psychothérapie institutionnelle / Frantz Fanon, les pathologies de la liberté et la décolonisation de la psychothérapie institutionnelle / Félix Guattari, La Borde et la recherche d’une politique anti-œdipienne / Michel Foucault : psychiatrie, antipsychiatrie, pouvoir. De vraiment très loin à mes yeux ce sont les deux premiers chapitres les plus intéressants, voire les plus lisibles — que ce soit clair : j'ai eu tout le mal du monde à terminer les sections consacrées à Guattari et Foucault. Le premier, au contraire, pose les bases du sujet (et c'est en soi enrichissant) avec les premiers pas de Tosquelles à Saint-Alban, tandis que le second aborde le personnage de Fanon et les interconnexions entre psychothérapie institutionnelle et (dé)colonisation — la lecture s'est d'ailleurs synchronisée avec un épisode de la chaîne Histoires Crépues sur le sujet, très complémentaire, coïncidence parfaite (lien Youtube).

Parmi les grands axes théoriques, on retrouve la volonté de rompre avec les logiques concentrationnaires, de déterritorialiser la psychiatrie, et de défendre la dimension humaine de la folie. Le tout en se distinguant de l’antipsychiatrie, un courant contemporain auquel Foucault a parfois été associé. Désaliénation raconte l'histoire intellectuelle et politique d'un groupe de médecins et psychiatres, en lien avec leur insatisfaction vis-à-vis de la psychiatrie dominante. Une alternative à la solution asilaire, en résumé, soutenant l'idée que lutter contre l’aliénation mentale ne peut pas se penser sans une lutte politique contre toutes les formes d’aliénation, avec quelques détours par le POUM en Catalogne et les travaux de Fanon en Algérie puis en Tunisie. On ne pourra pas reprocher à Robcis la clarté de son travail mais pour une pratique censée replacer les patients au centre du processus, ces derniers n'ont pas beaucoup de place, et à mes yeux il manque tout un pan critique, pragmatique, sur les limites de ce modèle (alors qu'il est au centre d'un affrontement idéologique — et donc contradictoire). Et les parties théoriques relatives à Lacan, Foucault, ou Deleuze m'ont littéralement assommé.


Deux articles pour poursuivre la réflexion :
https://laviedesidees.fr/Camille-Robcis-Disalienation
https://www.nonfiction.fr/article-11972-psychiatrie-psychanalyse-et-politique-soigner-linstitution.htm

jeudi 17 avril 2025

A Different Man, de Aaron Schimberg (2024)

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"Oh my friend, you haven't changed a bit."

Drôle de continuité entre le dernier documentaire vu, L'Homme aux mille visages, consacré à un homme aux vies multiples adaptant comportement et personnalité en fonction de la femme à ses côtés (et avec 4 femmes en même temps, grands talents de comédien). Le film écrit et réalisé par Aaron Schimberg investit un domaine connexe dans le registre fictionnel, dans une veine qui pourrait (très rapidement, et de loin) évoquer Elephant Man de feu David Lynch : le portrait psychologique et existentiel d'un homme atteint de neurofibromatose aiguë lui ravageant le visage qui bénéficie d'un traitement expérimental et qui peut envisager de retrouver un visage normal.

A Different Man est un film agréablement bizarre, au sens où il cultive une appréciation de la difformité extrême sans en faire une fin en soi, en mode "monstre de foire" ou Freaks-ploitation. Le premier temps est consacré à l'observation du quotidien forcément difficile du protagoniste (Sebastian Stan), marqué par son visage extrêmement déformé, et fatalement très lourd à supporter. Les regards dans le métro, les sous-entendus, les manifestations d'anormalités sont légion. Puis, par l'entremise d'une thérapie médicale expérimentale occasionnant quelques extraits gores, il retrouve un visage considéré comme normal, et une ellipse nous projette dans un futur proche où il devenu un agent immobilier beau et talentueux qui va se lancer dans une carrière d'acteur amateur au théâtre, dans une pièce inspirée de sa propre vie (la metteuse en scène était sa voisine). Premier niveau de bizarrerie dans l'écriture, puisqu'on observe cet homme "réparé" attiré par l'interprétation de son ancien lui-même... Et la bizarrerie ne fera qu'enfler lorsqu'un autre homme, atteint lui aussi de neurofibromatose (Adam Pearson, acteur souffrant de la pathologie pour de bon, choix de casting incroyable) mais particulièrement à l'aise dans sa peau, lui disputera son rôle.

Le film n'est pas du tout parfait, mais jouit d'un potentiel assez fort et l'exploite malgré tout un minimum. Forcément on observe l'évolution du comportement du héros comme des entomologistes, à mesure que son anxiété passée refait surface et se mêle aux nouveaux problèmes qu'il doit affronter dans sa nouvelle vie. Le film questionne pas mal de thèmes, pitié, dégoût, narcissisme, et contemple les séquelles psychologiques laissées par le handicap (plutôt que le handicap lui-même), en montrant toutes les horreurs que peut contenir une vie "normale" (symbolisée par son nouveau nom, Guy), ou comment les cauchemars peuvent émerger dans une vie rêvée en apparence... Le personnage trouvera très peu d'épanouissement après sa transformation / guérison, contre toute attente, comme s'il était impossible pour lui d'effacer le passif des humiliations qu'il a si longtemps endurées. Ambiance très étrange en tous cas, entre symbolisme, onirisme, et humour noir (c'est la dernière note : "Oh my friend, you haven't changed a bit"), parfois un peu trop obscur, un peu trop absurde, mais explorant une marge appréciable.

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lundi 14 avril 2025

Cocorico Monsieur Poulet, de Damouré Zika, Lam Ibrahim Dia et Jean Rouch (1977)

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À la recherche du poulet perdu

Il y a quelques années, je découvrais Divine Carcasse, un film bizarroïde de 1998 réalisé par une cinéaste belge qui observait le destin hypnotisant, surréaliste, mi-fictionnel mi-documentaire, d'une vieille Peugeot fraîchement débarquée dans un port du Bénin. Ce n'est qu'aujourd'hui que je réalise que la filiation avec les travaux de Jean Rouch va bien au-delà de la simple supputation esquissée à l'époque, puisque lorsqu'on découvre Cocorico Monsieur Poulet la relation devient on ne peut plus évidente.

Ce film réalisé par Jean Rouch dans les années 1970, en collaboration avec les deux acteurs principaux Damouré Zika et Lam Ibrahim Dia dans des rôles à la frontière entre réalité et fiction, nous embarque dans ce qui s'apparente à un bon gros délire, de l'ethnographie comique en quelque sorte. L'histoire de leurs péripéties s'est vraisemblablement écrite un peu au jour le jour, et il flotte sur l'intrigue une ambiance de petite folie pas toujours maîtrisée : un habitant de la région de Niamey se lance dans le commerce de poulet et embarque deux énergumènes avec lui dans un long voyage chaotique à travers la savane nigériane, dans le but d'aller chercher lesdits poulets à bord d'une 2 CV légendaire par l'ampleur de ses cahots.

Cocorico Monsieur Poulet raconte ce périple chaotique semé d'embûches, rempli d'imprévus aussi nombreux que diversifiés, peuplé de diablesses à la recherche d'éléphants (puis d'hippopotame) et de fleuve à traverser (trois fois, de trois manières différentes). De pannes, aussi. Le commerce de poulet ne se passera absolument pas comme prévu, et le regard se posera bien davantage sur la myriade d'événements insolites qui surviennent dans la brousse, formant ainsi une sorte d'imaginaire ludique et burlesque de la campagne du Niger. La rigueur de la mise en scène et la qualité de la prise de son (les sous-titres anglais sont bienvenus) ne figurent pas parmi les qualités prédominantes du film, mais c'est du côté de la sincérité foutraque jalonnée de maladresses perchées qu'il faut creuser, tant le road movie permet de parcourir une multitude de recoins, de coutumes, de singularités vivifiantes.

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jeudi 10 avril 2025

Boules de feu : depuis la nuit des temps (Fireball: Visitors from Darker Worlds), de Werner Herzog et Clive Oppenheimer (2020)

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À la poursuite des cratères et des (mini) météorites

Werner Herzog, encore, avant-dernière (de cette série "finition des incontournables").

C'est la troisième fois que Werner Herzog et le volcanologue britannique Clive Oppenheimer collaborent de manière plus ou moins explicite et prononcée : c'était initialement une rencontre sur le mont Erebus, un volcan d'Antarctique, pour une séquence de Rencontres au bout du monde, qui s'était ensuite prolongée pour un documentaire entièrement consacré aux volcans à travers la planète dans Au fin fond de la fournaise. Et ce dernier partage de nombreux points communs avec Boules de feu : depuis la nuit des temps, puisque cette fois-ci, après les volcans, ce sont les météorites et les traces laissées sur terre par ces dernières qui occupent les deux hommes, tous deux profondément intéressés par les cultures, les mythes, et les tragédies qui entourent ces événements. On comprend assez facilement ce qui a rapproché Herzog et Oppenheimer, étant donnée la passion manifeste qu'ils partagent pour ces récits autant que pour leurs conteurs, ouvrant le spectre des interprétations aux scientifiques autant qu'aux personnalités excentriques croisées sur leur chemin.

Herzog délègue carrément le rôle d'interviewer à Oppenheimer pour se concentrer sur la narration anglaise à la bavaroise, et c'est à mon sens symptomatique d'un glissement de son cinéma vers quelque chose de beaucoup plus conventionnel. Fireball: Visitors from Darker Worlds jouit d'une dimension de documentaire documentant pas du tout inintéressante, et on pourra constater l'étendue du catalogue de personnages baroques, du joueur de guitare jazz norvégien devenu chasseur de micro-météorites sur le toit d'un complexe sportif à ces observateurs scientifiques nocturnes présentés comme les premières personnes qui verront une météorite s'approchant un peu trop de la Terre.

On sent bien le duo de réalisateurs sincèrement passionné par les récits de contes et de légendes glanés auprès d'autochtones aux quatre coins de la planète (détroit de Torrès, Castel Gandolfo, le cratère de Wolfe Creek, la ville alsacienne de Ensisheim, Hawaï, Mexico, et même la Mecque en Arabie saoudite), et au moins autant par les cowboys scientifiques ou les chercheurs du pôle Sud très émotifs... Mais il y a un léger côté caricatural qui se met solidement en place, avec d'un côté le surjeu mystique appuyé lourdement par une musique ou par les inserts exotiques avec danse tribale, et de l'autre côté un élan didactique qui plombe régulièrement la narration dès qu'il s'agit de décrire le contenu des météorites ou de proposer des plans de drone dignes de National Geographic. L'articulation entre science, histoire et mythologie n'est pas désagréable, mais manifestement le feu sacré n'est plus vraiment là — Herzog nous invite carrément à nous extasier devant des images de Deep Impact, j'imagine avec son humour légendaire.

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lundi 07 avril 2025

L'Homme aux mille visages, de Sonia Kronlund (2024)

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L'incroyable histoire de Ricardo. Ou Daniel. Ou Alexandre. Ou...

Drôle d'objet hybride : il y a dans L'Homme aux mille visages un gros morceau de documentaire, mais on y retrouve aussi quelque chose qui relève de l'enquête (bien que le film se défende de toute dimension d'enquête journalistique, comme le précise un encart introductif) , ainsi qu'une composante semi-fictionnelle puisque on nous informe également que des comédiennes professionnelles ou non-professionnelles interprètent le rôle de certaines femmes rencontrées par Sonia Kronlund souhaitant garder l'anonymat). L'idée est précisée dès le début : il s'agit "plutôt d'une tentative personnelle, engagée, de restituer le plus fidèlement possible des faits qui se sont étalés pendant environ cinq ans". Difficile aussi de séparer ce travail de tout ce que Kronlund a pu produire pour l'émission Les Pieds sur terre, y compris un épisode qui traitait précisément le même sujet — et à ce titre l'apport de ce documentaire souffre quelque peu de la comparaison (même si les deux formats ne concourent pas vraiment dans la même catégorie).

Le sujet, donc : un homme, argentin ou brésilien, vivant en France et en Pologne, se faisant appeler Alexandre, Daniel, ou plus fréquemment Ricardo, soi-disant chirurgien, ingénieur, policier ou photographe, a pratiqué le mensonge comme un art total auprès de plusieurs femmes (difficile d'établir le compte exact). Il a mené pendant des années plusieurs vies parallèles, en mentant et manipulant diverses femmes qui se sont finalement rendu compte de l'arnaque. Car ce n'est pas simplement une histoire de romances multiples : cet homme avait construit un réseau assez incroyable de mensonges lui permettant d'avoir des enfants avec l'une, des voyages d'affaires avec une autre, et d'emprunter de l'argent à la suivante pour rembourser une quatrième tandis qu'il volait des objets chez une Brésilienne... Un personnage assez passionnant, digne des fictions les plus folles.

Sonia Kronlund se met en scène (un peu trop à mon goût) dans cette enquête amusée, faisant intervenir un détective privé assez peu conventionnel, à mesure que les témoignages concordants s'alignent et que le roman documentaire se met en place. C'est d'ailleurs sur ce terrain-là, celui de la narration, que le film prend tout son sens, car l'histoire est tour à tour drôle, sidérante, haletante, et prend la forme d'un thriller étonnamment malicieux. Peu à peu le mystère de cette illusion méthodiquement entretenue se dévoile, et dans le contrechamp on observe aussi l'aveuglement (en partie consenti, sans doute) de femmes à la recherche du grand amour. Le final est un peu décevant, avec une semi-confrontation mise en scène sous la forme d'une fausse interview laissant se déployer une énième vie imaginaire du principal intéressé, comme une petite vengeance moqueuse qui peine à souligner le caractère follement vertigineux de l'histoire.

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lundi 24 mars 2025

Des électeurs ordinaires, de Félicien Faury (2024)

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Témoignages conservateurs et protestataires d'une "norme" "fragilisée"

L'étude sociologique de l'électorat d'extrême droite n'a en soi rien de fondamentalement novateur, mais la réactualisation et la contextualisation proposée par Félicien Faury dans Des électeurs ordinaires revêt rapidement un intérêt assez évident. Dans un style particulièrement fluide et au cœur d'un travail de recherche qui cite ses références de manière très digeste, il pose les bases de son enquête de terrain (l'extrême droite dans le sud-est de la France, au sein de plusieurs villes et villages, entre 2016 et 2022, par opposition à celle du nord, plus souvent étudiée et exhibant des conditions sociales qui n'ont quasiment aucun point commun selon lui), énonce ses motivations (l'auteur a le sentiment que la thématique du racisme, aussi évidente qu'ambiguë, est trop souvent écartée et n'a pas été correctement étudiée), et se lance dans une analyse descriptive sans préciser exactement la localisation de ses terrains ou les aspects quantitatifs de son travail.

L'aspect le plus appréciable à mes yeux, au-delà de sa contribution pure à l'établissement d'une brique de connaissance, tient au profond respect accordé par Faury aux électeurs et électrices qu'il a rencontrés, à leur parole, à leurs sentiments. Et ce malgré la violence qui s'exprime parfois au détour de certains témoignages — et on peut supposer qu'il nous a épargné le pire. On est à des années-lumière du travail d'entomologiste qui observerait son milieu en narrateur omniscient, extérieur, avec sa bonne morale en bandoulière : si son positionnement ne fait aucun doute, sans déférence excessive, il accorde une considération vraiment très équilibrée aux mots, aux témoignages, aux croyances qui émergent de son terrain. Cette sensation se retrouve d'ailleurs dans le chapitre des remerciements en évoquant des sentiments complexes et ambivalents qui l'ont lié aux personnes interrogées dans son enquête. À mon sens, ce positionnement neutre et attentif lui permet d'échapper à tout sensationnalisme, et surtout aux pièges du misérabilisme (qu'il entendait bien combattre, d'ailleurs, avec la même neutralité d'observation).

Des électeurs ordinaires (un clin d'œil à Christopher R. Browning ? clic clic) se concentre sur une partie spécifique de l'électorat, la composante intermédiaire plutôt que l'élément ouvrier, en rappelant que la variable la plus prédictive du vote d'extrême droite reste encore aujourd'hui le niveau de diplôme davantage que le niveau de revenus. Parmi les grandes thématiques transverses qui reviennent de manière récurrente, on peut relever le sentiment d'injustice fiscale (à travers un spectre large de ce qui est considéré comme une mauvaise redistribution et une racialisation de "l'assistanat"), la dégradation du service public d'éducation (contourné par le privé en dépit de moyens parfois limités), la sensation de déclassements territoriaux (avec des pressions en provenance du haut et du bas, même si c'est évidemment —et étonnamment — cette dernière qui constitue le socle des préoccupations et des incertitudes), et d'autres composantes plus classiques (islamophobie, les "bons" immigrés opposés aux "mauvais" immigrés, les distinctions raciales et son cortège de spéculations).

Sans doute que le chapitre le plus intéressant porte sur le questionnement de la norme dont seraient issues les critiques racistes de l'électorat d'extrême droite — quand bien même l'extrême droite n'aurait pas le monopole du racisme, évidemment. Comme l'écrit Faury, étudier le Rassemblement national, "c'est aussi se rendre compte que ceux-ci ne penchent vers l'extrême droite que parce que le monde dans lequel ils vivent penche avec eux" : c'est un vote émis depuis ce qui est considéré comme une norme, mais une norme fragilisée, située du côté du groupe majoritaire. C'est en ce sens qu'il peut être considéré à la fois comme conservateur et protestataire, soucieux de préserver ce qui est perçu comme traditionnel et à vocation immuable tout en rejetant ce qui est perçu comme une agression — à grand renfort de "c'est pas normal", la chose sans doute la plus entendue.

Faury termine son ouvrage en abordant quelques points intéressants sur les dénis et les zones de lucidité surprenantes au sein de l'électorat. La mise en compétition des services publics, la fissuration de l'état social, la mise sous tension des espaces communs : cette extrême droite se dessine dans cette perspective-là comme le refuge des perdants, préoccupée en permanence par la comparaison aux autres. Et finalement, c'est l'articulation des deux principales dimensions de ce vote, le rejet des immigrés et la dévaluation du pouvoir d'achat, qui se présente comme le meilleur descripteur de la capacité du RN à fédérer des groupes sociaux aussi différents et hétérogènes, selon l'effet de tâche d'huile se propageant depuis son centre, à la différence d'autres groupes politiques comme celui de Reconquête (Zemmour étant assimilé à la classe politique repoussoir par la majorité des personnes interrogées, au même titre que Sarkozy).

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