samedi 17 février 2024

Paradise Lost: The Child Murders at Robin Hood Hills, de Joe Berlinger et Bruce Sinofsky (1996)

paradise_lost_the_child_murders_at_robin_hood_hills.jpg, févr. 2024
"I kind of enjoy it now because even after I die, people are gonna remember me forever. People are gonna talk about me for years. People in West Memphis will tell their kids stories... It'll be sorta like I'm the West Memphis boogie man. Little kids will be looking under their beds - Damien might be under there!"

L'année 2023 a été riche en films de procès du côté du cinéma français, notamment avec Anatomie d'une chute de Justine Triet orienté vers le portrait d'une femme et l'analyse d'un couple, d'une part, et d'autre part Le Procès Goldman de Cédric Kahn dédié au deuxième procès de Pierre Goldman en 1976. Pas des films qui ont leurs chances dans le top 10 des films les plus joyeux... Mais en comparaison de ce qui est montré dans Paradise Lost : The Child Murders at Robin Hood Hills, un documentaire produit par HBO à la fin des années 1990, eh bien ce sont vraiment des films pour enfants de chœurs. Le doc de Joe Berlinger et Bruce Sinofsky plonge dans une histoire particulièrement glauque et morbide, déterrée des marécages nauséeux de l'Amérique profonde, à West Memphis en Arkansas. Les deux réalisateurs ont suivi le procès de trois jeunes adolescents accusés d'un triple meurtre d'enfants aujourd'hui connu comme les West Memphis Three.

Le style et la nature profondément sinistre de ce qui est rapporté peut évoquer un autre documentaire bouleversant produit par HBO, Life of Crime 1984-2020, réalisé par Jon Alpert, qui suivait trois paumés du New Jersey camés jusqu'à l'os sur près de quarante années. Mais ici le sujet revêt une importance assez différente car il est question d'une affaire judiciaire particulièrement abominable (les corps mutilés de trois enfants de huit ans ont été découverts dans un canal de drainage) et que les images de Berlinger et Sinofsky retranscrivent depuis l'intérieur même du tribunal le déroulement du procès de trois adolescents en exposant l'étendue invraisemblable des approximations, que ce soit du côté de la police ou de la justice. S'il s'agissait d'une fiction, on évoquerait très probablement la grossièreté d'un scénario qui chargerait beaucoup trop la mule au niveau du portrait de ces institutions dysfonctionnelles et de la nature des accusations. On en est littéralement là : tout le monde semble convaincu qu'il s'agit de l'œuvre de garçons possédés par le démon dans le contexte d'un rituel satanique.

Du côté des preuves, sans plaisanter le moins du monde, on présente l'un des accusés comme quelqu'un toujours vêtu de noir et amateur de Metallica. Un autre, dont le QI est évalué à 72 et sur lequel une grosse partie de l'accusation se repose, semble avoir fait l'objet de pressions policières et d'extorsions d'aveux. Le dernier, quand on lui demande où il voudrait aller s'il est acquitté (spoiler : il ne le sera pas, en tous cas pas à l'époque du film), répond Disneyland. On nage en plein surréalisme.

Un documentaire franchement effrayant, d'abord lorsqu'on est confronté à l'abomination des meurtres (attention car la violence macabre graphique des corps mutilés ne nous est pas épargné, et à ce titre il n'est pas destiné à un large public), et dans un second temps lorsqu'on constate l'absolue dysfonction d'un procès envoyant trois ados en prison à vie ou sur la chaise électrique sur la base de témoignages pétris de doutes. On n'est pas au bout de nos peines quand on voit débarquer le beau-père de l'une des victimes, clairement le personnage le plus flippant de toute l'histoire, quand il essaie de nous faire une reconstitution des meurtres à l'endroit où ils ont eu lieu et appelant la vengeance de dieu... Et qui plus tard donnera à l'équipe du film un couteau présentant des traces de sang qui aurait pu être une pièce à conviction de premier ordre si elle n'avait pas été écartée par la police. Manifestement les techniques d'investigation locales ne ressemblent pas à ce que l'industrie cinématographique hollywoodienne a créé dans nos imaginaires. Et, plus grave, le tableau qui en résulte semble privilégier l'hypothèse d'un système judiciaire cherchant à tout prix à préserver les apparences du bon fonctionnement et ce au détriment de la révélation de la vérité. On peut difficilement faire plus glaçant en la matière.

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jeudi 15 février 2024

Requiem pour un massacre (みな殺しの霊歌, Minagoroshi no reika), de Tai Katō (1968)

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"The cycle of divine punishment must be fulfilled."

Requiem pour un massacre (rien à voir avec le célèbre film de Elem Klimov ), aussi connu sous son titre international "I, the Executioner", est un excellent représentant — bien que très méconnu — de ce que le cinéma japonais des années 60 pouvait produire de conséquent en matière de film âpre, violent, extrêmement stylisé avec des contrastes tranchants en noir et blanc, et d'une noirceur presque tétanisante. Tai Katō s'embarque dans un thriller à la croisée des genres suivant un tueur en série dont l'identité ne sera à aucun moment cachée, et dont les intentions autant que les déséquilibres constitueront à la fois les enjeux, le mystère et l'intérêt principal de l'intrigue.

La première séquence est un concentré de fureur brutale, montrant l'assassinat sauvage d'une femme par un inconnu qui la force à inscrire le nom de quatre autres femmes sur un bout de papier. L'inconnu, c'est Makoto Satô, une gueule rare vue chez Kurosawa ou Teruo Ishii, et si rien ne nous est dissimulé du meurtre et des personnages, on ignore totalement le contexte et l'origine de la frénésie morbide qui anime le tueur. Une séquence d'introduction servie dans toute sa crudité, sans précaution, avant le générique, forcément marquante (une violence qui limite le visionnage à un public averti) et qui instaurera directement un climat austère et angoissant, en écho avec les autres à venir... Car le meurtrier en veut à cinq femmes pour une raison précise qui sera révélée tardivement, en lien avec le suicide d'un adolescent de 16 ans.

Si l'on est initialement aussi dérouté que semblent l'être les policiers en charge de l'enquête, à la différence près que l'on suit en presque totale omniscience les agissements du tueur, c'est en premier lieu la nature hybride du film qui frappe. Un thriller qui fera peser la révélation le moment venu, on le sent assez rapidement, mais surtout une variation un peu étrange de film noir qui s'approcherait d'un proto-giallo en version japonaise tout en mettant en scène un anti-héros se prenant pour un agent de la justice divine à l'œuvre dans un Japon dépravé d'après-guerre — il le dira explicitement lui-même : "The cycle of divine punishment must be fulfilled".

Au final le lien qui existe entre le suicide de l'adolescent et la folie meurtrière qui sème des corps mutilés de femmes sur son chemin, s'il constitue le centre de la trame scénaristique, se révèle beaucoup moins intéressant et prenant que le renversement sous-jacent opéré sur des valeurs traditionnelles. Les policiers l'avoueront à demi-mot : s'il était question du viol d'une jeune fille, ils ne se poseraient de question et condamneraient promptement la chose en la prenant très au sérieux. Mais comme il s'agit d'un garçon, leur lecture instinctive tend dangereusement vers la partie de plaisir inopinée, vers la réalisation d'un fantasme, et au final quelque chose qui ne mériterait presque pas d'investiguer. On ne mesure sans doute pas l'ampleur du discours à l'échelle de la société en question (le Japon des années 1960), mais il conserve une très large part d'universalité, en s'appuyant sur les statistiques en matière de violences sexuelles qui rendent difficiles pour certains, a minima peu naturel pour tous, l'appréciation d'une victime masculine. Cela n'empêche pas Tai Katō de faire le portrait d'un tueur misogyne (visions en ce sens plus classique au cinéma), investi d'une mission presque surnaturelle, concernant des faits et des personnes qui ne le concernaient pas, et se transformant en un mélange de juge, jury et bourreau dont le point d'orgue se matérialisera à l'écran à la faveur d'une incandescence aveuglante et très marquante.

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mercredi 14 février 2024

Sous le plus petit chapiteau du monde (The Smallest Show on Earth), de Basil Dearden (1957)

sous_le_plus_petit_chapiteau_du_monde.jpg, janv. 2024
Cinema Decrepito

The Smallest Show on Earth, c'est un peu mon Cinema Paradiso, dans une version dérivée britannique que je considère comme bien plus réussie. L'histoire d'un vieux cinéma décrépi, avec son vieux projectionniste, ses vieilles habitudes, mais totalement dénuée de la charge de pathos nostalgico-larmoyant qui inondait le film de Giuseppe Tornatore. L'angle d'attaque n'est pas ici celui du gamin qui découvre la "magie du cinéma" auprès d'une "vieille personne bienveillante", mais la découverte des coulisses du cinéma dans toute sa dimension artisanale, avec en ligne de mire l'étendue des possibilités offertes pour l'expression de la maladresse des uns et des autres. Ou comment une petite troupe de personnages mal assortis se démène dans un joyeux chaos pour tenter de faire tourner une vieille machine à bout de souffle, à grand renfort de bouts de ficelles.

Tout commence dans une fausse euphorie, tandis qu'un jeune couple pense avoir hérité d'une merveilleuse salle de cinéma suite à la mort d'un parent — ils entendent bien revendre le bâtiment et repartir vivre sereinement dans l'oisiveté la plus confortable. Mais en réalité ils sont désormais les heureux propriétaires d'un taudis insalubre, criblé de dettes, avec trois employés assez âgés et aux portes de la sénilité. Le cinéma s'appelle "Le Bijou" (in French dans le texte), l'unique salle est dans un état calamiteux, et ils vont devoir lutter car un grand patron local souhaite racheter l'immeuble pour une bouchée de pain afin de le démolir et en faire un parking. Seule solution pour eux : rouvrir le cinéma, et montrer que c'est un lieu encore tout à fait enviable.

Basil Dearden combinait à l'occasion de Sous le plus petit chapiteau du monde ce mélange de comédie et d'austérité d'après-guerre si particulier, comme si le néoréalisme italien s'était mélangé à l'humour deadpan britannique en cette année 1957 pour étayer les prémices d'un discours que Peter Bogdanovich complètera dans The Last Picture Show. Le film pourrait aussi se concevoir comme une parodie de la méga-production signée Cecil B. DeMille sortie quelques années auparavant, Sous le plus grand chapiteau du monde (aka The Greatest Show on Earth, 1952), mais le duo formé par Virginia McKenna et Bill Travers fonctionne très bien au-delà du parallèle, avec une toile de fond bien organisée autour des personnages secondaires — parmi lesquels on discerne un tout jeune Peter Sellers (vieilli pour l'occasion). L'émotion des anciens employés à l'annonce de la réouverture de leur cinéma trouve un écho jovial et décalé dans les séquences où, alors que la salle est comble, un train passe tout proche et remue les fondations du bâtiment : tout le monde prend le spectacle de ce cinéma particulièrement immersif à la rigolade, sauf peut-être le projectionniste qui reste agrippé à son matériel. C'est en ce sens une très belle déclaration d'amour sans nostalgie mielleuse au cinéma à l'ancienne, maladroit, rouillé, mais à la dimension artisanale sincère et émouvante.

img1.jpg, janv. 2024 img2.jpg, janv. 2024 img3.jpg, janv. 2024 img4.jpg, janv. 2024

lundi 12 février 2024

L'Énigme du Chicago Express (The Narrow Margin), de Richard Fleischer (1952)

enigme_du_chicago_express.jpg, janv. 2024
"This train wasn't designed for my tonnage. Nobody loves a fat man except his grocer and his tailor!"

Il est à la fois curieux et intéressant de voir Richard Fleischer investir le registre du film noir de série B au cours du premier temps de sa filmographie (et ce après [enfin, plutôt avant, du point de vue de la chronologie] le classicisme de Le Génie du mal), au début des années 50, longtemps avant l'établissement d'une renommée internationale. Le qualificatif de cinéma bis vient assez naturellement en regardant L'Énigme du Chicago Express, étant données la concision du scénario et l'absence de grosses célébrités dans la distribution, mais il ne faudrait pas l'entendre au sens d'une quelconque faiblesse qualitative : le film est efficace, laconique dans ses effets mais habile dans les ressorts de mise en scène qu'il parvient malgré tout à déployer, tout en ménageant une tension constante et une remarquable absence de temps mort.

90% du film se déroulera à bord d'un train. On pourrait même dire dans une voiture-bar, deux wagons-lits, et trois couloirs... Deux agents fédéraux ont la responsabilité d'escorter la veuve d'un grand gangster récemment assassiné, cette dernière étant appelée à témoigner contre la mafia. Dès la cinquième minute, l'un des deux meurt — probablement une autre contrainte budgétaire liée à un tournage sur 13 jours seulement — et le reste ne sera que voyage ferroviaire entre Chicago et Los Angeles avec une petite nuée de malfrats à la recherche de la femme dont ils ignorent l'apparence physique. On est en droit de se demander en quoi la mise à leur disposition d'une photo pour les guider était si problématique, mais ce n'est qu'un détail au sein de toutes les limitations dans l'écriture d'une telle série B. Le plus important, c'est le périple du flic devant assurer la sécurité d'une personne dans ce huis clos particulièrement hostile qui comporte une quantité infinie de recoins, de zones d'ombre et de faux-semblants.

Dans le rôle principal c'est Charles McGraw qui s'y colle, nerveux, plutôt réservé, mais assez convaincant avec ses faux airs de Kirk Douglas, collant parfaitement à la sécheresse absolue de l'ambiance. 1h10 de suspense condensé, avec le souci évident de maintenir une tension permanente dans ces lieux exigus qui obligent à se montrer un minimum inventif (l'utilisation des vitres notamment). Cela passe autant par des moments comiques (la répétition de la problématique du croisement dans les couloirs étroits lorsqu'on croise le chemin d'un gars particulièrement obèse, ce qui donne un sens supplémentaire au titre original, The Narrow Margin) que par des séquences de confrontation dans des cadres surchargés de détails et de mobiliers. En parallèle d'un questionnement existentiel sur la probité du protagoniste (à peine effleuré), une dualité féminine entre la brune Marie Windsor (comme une cousine de Ida Lupino) et la blonde Jacqueline White, à l'origine d'un twist final assez surprenant. Tout aussi surprenant, sinon plus, j'avoue ne pas avoir compris pourquoi l'assassinat d'un personnage aussi important provoque aussi peu de remous vers la fin, comme si tout le monde s'en foutait de sa mort après la révélation sur l'identité d'un autre. C'est en tous cas le point de chute d'une histoire qui aura multiplié la mise en évidence d'erreurs tragicomiques, d'abord avec la mort un peu bête du partenaire du héros dans les premiers instants, puis avec une policière qui aura payé de sa vie l'évaluation de l'intégrité d'un collègue, et enfin avec la personne dont l'identité était dissimulée qui s'en sortait très bien toute seule jusqu'à sa rencontre fortuite avec le protagoniste (non sans menaces involontairement propagées).

img1.png, janv. 2024 img2.png, janv. 2024 img3.png, janv. 2024 img4.png, janv. 2024

dimanche 11 février 2024

Polaroïd/Roman/Photo, de Ruth (1985)

polaroid_roman_photo.jpg, janv. 2024

Un album de Coldwave et Synthpop vraiment très étonnant, qui part régulièrement dans des délires à base de cuivres injectés dans une base Post-Punk. Ambiance 80s garantie avec des grosses notes de synthé disséminées un peu partout, que ce soit dans le morceau instrumental Thriller basant tout sur l'ambiance un peu chtarbée ou dans le morceau éponyme suivant, Polaroïd/Roman/Photo, dont le côté suranné est amplifié par les dictions et les timbres des deux voix. De la Synthpop qui s'essaie à quelques tentatives un peu expérimentales, avec seulement quelques échecs (2-3 titres inécoutables pour moi), et en prime une reprise de She Brings The Rain de Can, le seul morceau à peu près normal sur l'album Soundtracks transformé ici en quelque chose de brumeux et hypnotisant à la limite du dissonant. Les albums suivants de Thierry Müller seront tout autant originaux et protéiformes, mais n'auront pas le même charme.

Extrait de l'album : Thriller.

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À écouter également : Polaroïd/Roman/Photo, She Brings The Rain, Mots.

ruth.jpg, janv. 2024

samedi 10 février 2024

Les Deux Visages du Docteur Jekyll (The Two Faces of Dr Jekyll), de Terence Fisher (1960)

deux_visages_du_docteur_jekyll.jpg, janv. 2024
"I'm new to your wicked city. — It's only wicked if you're poor, sir."

Relecture intéressante par la Hammer de l'histoire du Docteur Jekyll / Mister Hyde, qui est opérée par Terence Fisher à l'époque de la pellicule couleur qui bave, tout début des années 1960 britanniques. Ce n'est évidemment pas la première fois qu'on est confronté à ce récit (la cinquième en ce qui me concerne, je dirais) qui explore la dualité de l'être humain, au gré d'une fiction évoluant sur les terrains de l'horreur et de la SF. Mais cette énième adaptation parvient à tirer son épingle du jeu en adoptant un contraste différent entre les deux personnages prisonniers du même corps, et en faisant du monstre Hyde un jeune homme séduisant à l'inverse du scientifique Jekyll, vieux et pas vraiment Don Juan.

Les premiers pas sont quant à eux parfaitement classiques : Jekyll nous parle de ses expériences au travers d'une scène d'exposition un peu plate, provoquée par des dialogues mous et convenus avec un personnage secondaire lambda. Il expérimente sur des animaux une nouvelle drogue capable de changer la personnalité, et on sait bien que c'est l'humain (lui-même en l'occurrence) qui sera le prochain cobaye. Reconnaissons à Paul Massie un plaisir palpable dans le changement de personnalité, avec un passage de Henry vers Edward très remarqué — il en fait des tonnes du côté du corps transformé, avec changement de voix et regard complètement halluciné avec ses yeux grands ouverts. Les personnages féminins sont principalement des faire-valoir, c'est regrettable, et souffrent d'une très faible écriture malheureusement, laissant le champ libre à l'opposition entre le protagoniste et lui-même mais aussi le personnage de Christopher Lee, amant de sa femme.

Le personnage du psychopathe alterne entre phases intrigantes ou engageantes, tant qu'on découvre ce dont il est capable avec cette nouvelle personnalité de grand séducteur, ce qu'il cherche à accomplir ou les malheurs qui s'abattent sur Jekyll une fois qu'il recouvre ses esprits. Fisher est un peu poussif quand il s'agit d'illustrer son impuissance à expliquer sa condition aux autres ou encore l'énième séquence de lutte entre les deux personnalités longtemps dominées par la part ignoble et malfaisante. En plus du retournement moral de cette adaptation, on pourra aussi se souvenir des passages vaguement érotiques, avec des danses de type French cancan ou d'autres plus surprenantes (faisant intervenir un serpent par exemple).

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vendredi 09 février 2024

Le Mur du son (The Sound Barrier), de David Lean (1952)

mur_du_son.jpg, janv. 2024
"I think its the most exciting sound I've ever heard."

Au sein de la première partie de la filmographie de David Lean (que j'associerais à une exploration du mélodrame empreinte de classicisme), The Sound Barrier est un film qui détonne. À commencer par son sujet, qui ancre le récit dans l'époque contemporaine de sa sortie : on découvre une usine de construction aéronautique, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, construite par un riche magnat du pétrole qui souhaite réaliser des expérimentations dans la conception d'avions supersoniques. Et absolument tout tournera autour de cela, la dimension supersonique du vol, c'est-à-dire des appareils capables d'atteindre des vitesses supérieures à celle du son (environ 340 m/s soit 1200 km/h).

Première chose étonnante : Lean fait le choix d'inscrire sa fiction dans un contexte qui a toutes les apparences du documentaire, ou plutôt du biopic, comme si on revivait la découverte des expérimentations qui auraient conduit au franchissement du mur du son éponyme... sauf que dans la réalité c'est un pilote américain qui dépassa cette limite en 1947, 5 années avant la sortie du film, pour la première fois de l'histoire de l'aéronautique. Et Lean choisit d'ignorer totalement cela dans le cadre de sa fiction. L'effet produit est assez intéressant, produisant un certain inconfort constructif et un léger flou dans l'arrière-plan, au-delà de la narration, vis-à-vis des intentions.

La seconde chose qui surprend, et qui s'inscrit dans un cadre plus conforme à l'image que l'on peut avoir du cinéma de David Lean, c'est que le cinéaste britannique investit cette thématique aéronautique non pas au travers du prisme technique, scientifique (même si le film regorge d'éléments factuels) ou même patriotique, mais plutôt à l'aune de l'impact de ces essais sur un personnage féminin. Car la fille du propriétaire fortuné du site, interprétée par Ann Todd, verra plusieurs de ses proches risquer leurs vies — jusqu'à la mort. Son mari, ancien pilote de chasse pendant la guerre et nouveau pilote d'essai, périra au cours d'une expérimentation au seuil de Mach 1 (une fois la vitesse du son) tout comme son frère. Toute une trame émotionnelle est dédiée aux tensions entre cet homme et cette femme, comme si les deux étaient insensibles aux angoisses de l'autre (bon, surtout le père, qui donne l'impression de s'en foutre royalement de ruiner l'entourage de sa fille, mais passons).

C'est donc non sans une certaine surprise qu'on voit l'objet du film se positionner autour des relations se détériorer entre eux deux, sur fond d'un rêve, le franchissement de cette limite vu comme une étape décisive dans la conquête du ciel. D'un côté les passionnés, autour du père, comme aveuglés par l'exaltation d'un défi technique inintelligible au reste de la communauté, et de l'autre les sceptiques, autour de la fille, comme autant de points d'ancrage sur un pragmatisme humain et sentimental qui aurait pu être oublié.

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jeudi 08 février 2024

Le Génie du mal (Compulsion), de Richard Fleischer (1959)

genie_du_mal.jpg, janv. 2024
"It just irritates me to see anyone as brilliant as you make a jackass out of himself."

Premier film de l'ère du cinéma classique d'Hollywood que je vois signé de la main de Richard Fleischer, même si la figure du mal aura largement irrigué la majorité de sa filmographie dans d'autres registres. Cette composante empreinte de classicisme n'est pas pour me déplaire et surprend quelque peu de la part d'un réalisateur par ailleurs connu pour ses charges frontales — Mandingo et Soleil Vert, par exemple, sont de très bons films mais évoluent dans un registre plus frondeur disons, et tout ça sans citer Red Sonja aka Kalidor (un plaisir coupable), sommet de heroic fantasy de série Z, bien entendu... C'est en outre l'occasion d'observer une nouvelle exploitation de l'affaire Leopold et Loeb qui avait secoué les États-Unis en 1924, du nom du procès de deux jeunes étudiants en droit de l'université de Chicago, arrêtés et condamnés à l'âge de 18 et 19 ans pour l'enlèvement et le meurtre d'un adolescent de 14 ans. Ils voulaient commettre le fameux crime parfait, avec une attitude très claire, celle de la démonstration de leur prétendue supériorité intellectuelle qui les placerait au-dessus de la loi. Pas de bol, ils se sont trompés. Alfred Hitchcock sera l'auteur du premier film inspiré de ces faits avec La Corde en 1948.

On est quand même rapidement marqué par le côté un peu daté de la trame, en mettant de côté tout ce qui a trait à l'esthétique — certaines choses ont conservé leur charme là où d'autres ont subi les assauts du temps plus vigoureusement. Je dois avouer que le jeu très affecté de Dean Stockwell et Bradford Dillman dans le rôle des deux jeunes criminels m'a plutôt dérangé, même si la finalité et l'exécution du programme s'opèrent sans anicroche, c'est très propre et fondé sur des bases assez solides. Disons que les acteurs en font des caisses pour montrer la supériorité de leur statut social et de ce qu'ils considèrent en découler en matière d'intelligence, mais que ça ne tue pas tout.

Le film est agréablement composé de deux parties, une longue première sur l'observation de leur environnement (jusqu'au crime, qu'on ne verra pas) et une plus courte consacrée au procès, dans lequel intervient le monstre, Orson Welles en personne, jouant le rôle de l'avocat de la défense avec ses 2 kilos de maquillage habituels. L'acteur prononce des phrases issues de la vraie enquête / plaidoirie, en s'inspirant d'un avocat célèbre à l'époque Clarence Darrow — connu pour son athéisme, chose rare aux États-Unis. De la même manière que la supériorité des étudiants est illustrée avec quelques excès (la séquence de cours sur le thème de l'übermensch de Nietzsche, les tempéraments de dominant / dominé), la plaidoirie basée sur l'opposition à la peine de mort convoquant vertu, pitié, compassion et amour a pas mal vieilli dans la forme. Elle reste toutefois éminemment pertinente, dans ce qu'elle révèle du côté de l'accusation qui, à son tour, à tendance à se croire moralement supérieure en exigeant la peine de mort.

Le Génie du mal reste quand même intéressant dans son discours, dans sa façon de montrer comment le contexte social des familles aussi riches qu'arrogantes a contribué à former de telles personnalités, se croyant au-dessus des conventions morales. Jusque dans la pathologie, l'un des deux s'amusant en aidant l'enquête, et auteur d'un mépris qui le conduira à sa perte — le film les diagnostique d'ailleurs paranoïaque et schizophrène, l'occasion d'en faire un peu trop (le dialogue avec l'ours en peluche par exemple). Orson Welles a beau exagérer de manière démentielle lors du procès, sermonner la salle jusqu'à son président (il lui fait carrément baisser les yeux), avec un petit côté étalage de bons sentiments dont l'audace s'est probablement perdue au cours des 60 années qui nous séparent de la sortie du film, cette dernière partie conserve un certain potentiel captivant.

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mercredi 07 février 2024

Le Funambule (Man on Wire), de James Marsh (2008)

funambule.jpg, janv. 2024
The artistic crime of the century

Difficile de ne pas être touché par l'ampleur du coup monstrueux réalisé par Philippe Petit et un petit groupe d'amis proches, frasque géniale et grandiose qualifiée en son temps de "the artistic crime of the century" par les journaux. Le 7 août 1974, au petit matin, les badauds qui se promenaient à Manhattan virent en levant les yeux dans le ciel un homme perché sur un fil tendu entre les deux tours de feu le World Trade Center. Man on Wire, du nom du rapport de police qui avait conduit à son arrestation (et à sa libération rapide), raconte avec une malice extrême — et une parcimonie dans les images de l'événement un peu trop forte, aussi, il faut l'avouer — le projet complètement chtarbé, depuis son organisation méticuleuse digne du casse du siècle jusqu'à cette petite heure suspendue dans le temps, occupée à faire 8 allers-retours sur un câble perché à 400 mètres de hauteur sans assurage.

C'est à mon sens le seul vrai reproche qu'on peut faire au documentaire : faute de prises de vue directes qui auraient été amassées en quantité, James Marsh donne régulièrement l'impression de combler un vide. Beaucoup de reconstitutions maladroites, beaucoup de souvenirs mis en scène dans un noir et blanc qui fait toc, et au final très peu de matière pour alimenter le cœur des enjeux, lorsque l'apothéose est censée survenir. La structure du film est soignée, avec grosso modo une heure de montée en tension pour présenter le contexte dans lequel cette idée folle a germé et le plan d'action mis en place afin d'arriver au but, avant d'évoquer le passage de funambule à proprement parler. On a beau savoir a posteriori que la bande de loustics a réussi à investir les étages supérieurs du plus haut bâtiment au monde à l'époque et que tout s'est bien passé, l'expérience reste malgré tout non-dénuée de suspense et de pression.

Le plus drôle, évidemment, c'est l'observation des derniers préparatifs pour accomplir cette folie, en toute illégalité — chose qu'une fiction comme celle de Robert Zemeckis en 2015 ne peut pas capter à la hauteur de ce geste documentaire-là. Les images de ces préparatifs, elles, même si elles ne sont pas de la main et de l'œil d'un Herzog, sont abondantes et permettent de capter l'atmosphère bon enfant qui précèdent l'exploit surhumain. La beauté réside essentiellement dans la totale gratuité de l'acte, grand moment de poésie amateur et sans autre finalité, qui laissera même les policiers interloqués. Les heures précédant la traversée à proprement parler, à pénétrer les lieux du site de construction à l'aide de fausses cartes d'accréditation, à déjouer l'attention des gardes de sécurité, à tirer à l'arc une flèche qui permettra de tirer les câbles, à éviter les boulettes de dernière minute, sont littéralement incroyables. Tout sera parti d'une révélation artistique dans la salle d'attente d'un dentiste, embrayant sur des mois d'entraînement, de repérage et de préparation au sein d'une bande de gentils clowns, pour terminer sur une note amère, celle du groupe volant en éclats juste après l'exploit. À défaut d'une vision solide ou d'une approche pertinente, le docu n'est pas aussi fantastique qu'il aurait pu être, mais il donne un aperçu malgré tout jouissif de cette pitrerie des sommets.

img1.jpg, janv. 2024 img2.jpg, janv. 2024 img3.jpg, janv. 2024

mardi 06 février 2024

Grey Gardens, de David Maysles, Albert Maysles, Ellen Hovde et Muffie Meyer (1976)

grey_gardens.jpg, janv. 2024
"I think my days at Grey Gardens are limited."

Les frères Maysles, David et Albert, ici accompagnés par Ellen Hovde et Muffie Meyer, reproduisent avec un succès légèrement inférieur mais tout de même comparable la formule qu'ils avaient utilisée pour suivre des vendeurs de bibles de luxe dans le Massachusetts quelques années auparavant dans Salesman. Le sujet est toutefois sensiblement différent et aura une influence non-négligeable sur leur méthode documentaire : leur caméra et leur micro sont cette fois-ci tournés vers deux femmes, Edith Bouvier Beale et sa fille portant le même prénom (on utilise les surnoms "Big Edie" et "Little Edie" pour les différencier), deux cas d'étude passionnants tant dans ce qu'elles représentent que dans les interactions qui occupent la quasi-totalité de leur quotidien.

Big et Little Edie sont respectivement la tante et la cousine de Jacqueline Kennedy Onassis, première dame des États-Unis jusqu'à l'assassinat de son mari en 1963, mais finalement cette relation de parenté n'aura pas tant d'importance sur Grey Gardens, si ce n'est d'ajouter une petite touche supplémentaire de bizarrerie dans le contraste entre la gloire passée de ces deux femmes et l'état de délabrement avancé de leurs existences au moment du tournage — et accessoirement d'avoir permis aux deux intéressées de continuer à vivre dans leur manoir en ruine, puisque Jackie et sa sœur leur avaient donné en 1972 l'argent nécessaire aux réparations pour que la maison réponde aux critères d'urbanisme de East Hampton, près de New York : elles en auraient été chassé dans le cas contraire. Le plus intéressant n'est toutefois pas ici, mais bien davantage dans le fait qu'elles ont appartenu à la haute bourgeoisie new-yorkaise avant d'être déchues de leur rang, déshéritées, et avant d'atterrir dans ces lieux insalubres entourés par un jardin ressemblant à une jungle en friche et de mener une vie recluse, comme isolées du monde extérieur.

Très peu d'informations seront communiquées concernant leur condition et comment les deux femmes en sont arrivées là. On ne sait pas non plus comment les frères Maysles sont parvenus à s'immerger chez elles et à accéder à un tel niveau de proximité dans les interactions. Pas plus qu'on ne sait le degré de conscience chez elles vis-à-vis du film en train d'être tourné : on sait juste qu'elles sont très excentriques et qu'elles cochent pas mal de cases dans la liste des prédispositions à la démence.

Ce qui frappe en premier lieu, c'est le niveau global d'insalubrité, incroyable. Quand un des 15 chats errant dans la maison défèque face à un immense tableau / portrait de Big Eddie et que cette dernière, loin de s'en émouvoir, déclare "I'm glad he is defecating. I'm glad somebody's doing something he wanted to do", on comprend un peu l'étendue du problème. Ne serait-ce que cette chambre, composée d'un énorme matelas souillé par les animaux (au mieux) sur lequel la mère peut à peine s'allonger, le reste étant occupé par des monticules d'objets et de déchets divers... Pendant ce temps, la fille s'inquiète du nombre de bestioles vivant sous leur toit et passant d'une pièce à l'autre (le manoir en compte une trentaine) à travers les énormes trous dans les murs, puis monte au grenier et vide un sac entier de pain de mie sur lequel elle ajoute une montagne de croquettes pour chat à destination des ratons laveurs.

Si au début on trouve ce duo aussi improbable que grotesque, en se demandant pourquoi elles se livrent à un tel numéro d'exhibition, une forme d'empathie se développe sagement et tendrement à mesure que l'on apprend à les connaître. On comprend peu à peu que derrière chacune de leurs engueulades (les invectives sont très nombreuses, la mère éternellement à moitié allongée sur son lit engueule la fille "tu chantes comme une casserole", la fille vêtue de ses éternelles écharpes sur la tête engueule la mère "tu as foutu ma vie en l'air") se cache en fait une relation de dépendance extrême. Comme s'il s'agissait d'une personnalité unique et composite derrière ces deux entités vivant en symbiose — la mère mourra en en 1977, la fille pourra alors vendre la maison et elle mourra en 2002 loin de là en Floride. Le docu est riche en moments saugrenus et mémorables (Little Edie lisant entre autres une sorte d'horoscope à la loupe, faute de lunettes ["The Libra husband is not an easy man to please. The monotony of domesticity is not to his liking, but he is a passionate man, and a respecter of tradition. All I have to do is find this Libra man."], puis avouant qu'elle ne peut pas se retourner devant la caméra car sa combinaison n'a pas de dos...) et donne un aperçu assez fascinant de la déchéance acquise à grande vitesse de deux anciennes gloires et de deux anciennes fortunes.

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