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L'art délicat du malaise

Il y a dans le film de Krzysztof Kieślowski une ambiance étrange, pas frontalement menaçante mais distillant un malaise diffus tout aussi perturbant, que ne renierait pas le Michael Haneke des années 80 / 90. L'époque durant laquelle il radiographiait une société poussée dans ses derniers retranchements en termes de communication et d'existence, un monde de béton peuplé d'âmes en peine qui semblaient se contenter de vivoter. La survie douloureuse comme substitut à la vie heureuse.

Derrière la relation pénétrée de voyeurisme qui unit un jeune de dix-neuf ans et sa voisine beaucoup plus âgée qu'il observe inlassablement, méthodiquement même, à travers l'objectif de son télescope, il se dégage un mal-être tamisé par le filtre d'un quotidien sclérosé. C'est un peu comme observer deux animaux prisonniers derrière des barreaux dont ils n'auraient même pas conscience, deux êtres humains enfermés dans leurs corps en même temps que dans leurs gestes quotidiens (observer sa voisine à des horaires bien précis pour l'un, et accueillir des hommes aux mêmes horaires pour l'autre) et froidement mécaniques. La nausée guette, et l'incompatibilité amoureuse inquiète. L'idée que ces deux personnages puissent se rencontrer ne paraît pas relever du domaine du possible.

Mais de cette répétition ne surgit pas l'abjection propre au cinéma de Haneke et en particulier de sa trilogie de la glaciation émotionnelle. Loin de là, même. La description du voyeurisme n'est pas synonyme de condamnation morale mais plutôt d'observation bienveillante d'un mouvement amoureux maladroit, comme un adolescent qui n'oserait pas avouer ses sentiments à une camarade du même âge. La question sexuelle n'est jamais évoquée du côté du voyeur et ne semble sincèrement jamais s'être posée. Pas grand-chose à voir avec l'incursion de Hitchcock dans ce registre non plus : on se trouve plutôt du côté du conte abordant des formes singulières d'aliénations, capturées dans un élan d'une sensibilité remarquable.

Au cœur de cette Brève Histoire d'amour, il y a deux mouvements successifs. Dans un premier temps, la lente et timide approche de l'adolescent, usant des nombreux moyens et des multiples sources d'information que lui confèrent son emploi de postier et sa position de voyeur. Et dans un second temps, c'est la prise de conscience de la femme, initialement hermétique aux premiers pas du jeune amoureux, mais qui finira par être profondément troublée par un tel comportement. Deux personnages aux influences mutuelles, deux solitudes qui s'unissent dans une forme de désir refoulé ou de brusque attention, colorant soudainement la grisaille de leur HLM. Et, déjà, des touches de rouge et de blanc ci et là, comme le sang froid sur l'émail chaud d'un récipient.

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