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Réalisme des rues et surréalisme du tribunal

Une plongée dans le début du XXe siècle, en plein cœur de Paris, sur les places de marché et dans les ruelles avoisinantes, itinéraires des marchands ambulants. Le (Jérôme) Crainquebille du titre fait partie de ces gens-là, et son histoire est contée en trois actes dans le film de Jacques Feyder : la description de la vie parisienne, avec ses différentes déclinaisons (les femmes en calèche, le docteur qui sommeille, l'activité des marchands, l'animation dans les rues, etc.), puis une séquence partagée entre le tribunal et la prison suite à une accusation tragi-comique d'outrage à agent, et enfin le retour en ville d'un homme brisé, teinté de mélancolie, à sa sortie de prison.

Dans son portrait de la vie urbaine, avec ses rues bondées de gens, de fiacres, de marchandises et de marchands, Crainquebille fait preuve d'un réalisme cinématographique impressionnant. Ce n'est pas du niveau de A Trip Down Market Street Before the Fire - San Francisco 1906 (des images hypnotisantes, quelque temps avant le tremblement de terre et l'incendie qui suivit : voir la vidéo sur Youtube) en termes d'immersion, mais on y croit très facilement. Pour l'époque, 1922, le résultat est remarquable du point de vue purement technique, mais aussi dans l'interprétation de Maurice de Feraudy dans le rôle-titre. De son métier de marchand de rue à son altercation avec un policier et le quiproquo autour de "mort aux vaches", de son jugement au tribunal à son séjour en prison, de son retour à la ville a sa rencontre avec un gamin des rues, il incarne son personnage avec beaucoup de simplicité, de gouaille, de sincérité et de talent.

De cette adaptation d'Anatole France (une œuvre de 1903 qui a vraisemblablement inspiré d'autres films, comme Le Kid de Chaplin), c'est surtout le degré de réalisme qui frappe, sans pour autant négliger l'importance de la mise en scène. La composition est omniprésente, et le contraste avec le réalisme des rues parisiennes éclate au moment du procès, rendu de manière incroyablement subjective à l'écran, du point de vue de Crainquebille. À l'intérieur du palais de justice, le tribunal vire au cauchemar et les effets visuels explosent dans tous les sens pour montrer l'injustice de la justice ainsi rendue. Le policier qui devient géant lors de son témoignage incriminant, à l'opposé du minuscule médecin défendant l'accusé, pour montrer le crédit respectif accordé à chacun d'eux. La panique est partout, les jeux de lentilles déforment les images, la statue de Marianne s'anime, et des mouvements de caméra simulent un malaise de manière extrêmement avant-gardiste. Un peu plus tard, à la faveur d'un vrai cauchemar, le curseur sera encore poussé plus loin dans la folie avec les juges aux couleurs inversées (maquillés en noir et en robes blanches), sautant par-dessus leurs bureaux dans une séquence totalement surréaliste et filmée au ralenti.

Et le film de se terminer sur la sortie de prison de Crainquebille, moment éminemment éprouvant pour lui qui avait trouvé un grand confort enfermé, au chaud, avec de quoi manger, boire, et un lit pour dormir. Feyder se focalise sur son rejet généralisé, toute la population lui reprochant son séjour en prison, et le condamnant presque de facto à l'alcoolisme et à la misère. C'est un jeune enfant vivant dans la rue, "La Souris", qui le sauvera de cet état en lui manifestant le seul geste d'affection de cette dernière partie, à la faveur d'une magnifique séquence. Détail amusant, presque aussi drôle que les conséquences d'une application très littérale de la loi Evin au sujet d'une affiche pour une rétrospective consacrée à Jacques Tati (qui l'avait privé de sa pipe), les normes cinématographiques en matière de tabagisme juvénile n'étaient visiblement pas les mêmes qu'aujourd'hui.

N.B. : Le film est visible sur le site d'Arte jusqu'en mars 2019 : https://www.arte.tv/fr/videos/034722-000-A/crainquebille.

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