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Peintures du chaos

Kagemusha, de la même façon que Ran 5 ans plus tard, adopte pour toile de fond le Japon du XVIe siècle : un pays ravagé par les guerres entre clans rivaux, tous souhaitant contrôler la totalité du territoire, quel qu'en soit le prix. Si les deux récits épousent des trajectoires bien différentes, avec des thématiques qui leur sont propres, un constat esthétique commun s'impose très rapidement : le travail de Akira Kurosawa sur la couleur est renversant, laissant une empreinte indélébile sur la rétine.

Le kagemusha du titre pourrait se traduire par "double politique", et c'est Tatsuya Nakadai qui endosse le rôle de ce chapardeur sans nom, évitant de justesse une condamnation à mort grâce à ses traits physiques : il remplacera aussi souvent (et longtemps) que nécessaire le chef du clan Takeda, Shingen. De cette situation remarquablement impromptue découlera une quantité considérable de contraintes sur le pauvre kagemusha, suite à la blessure mortelle du chef, et les troubles moraux et psychologiques dont il souffrira sera l'occasion pour Kurosawa de les illustrer par une série de feux d'artifice esthétiques bouleversants. Le travail à ce niveau sur Kagemusha reste sensiblement différent de celui sur Ran, pour continuer sur ce rapprochement, notamment dans sa dimension surréaliste qui revient à de nombreuses reprises. Le cauchemar terrible de kagemusha en est sans doute le meilleur exemple, dans lequel on voit le pauvre sosie prisonnier d'un univers coloré totalement délirant et poursuivi par l'ombre de Shingen en armure, matérialisant à merveille l'angoisse, la confusion et la détresse toutes également immenses qui le saisissent. Plus il cherche à s'en éloigner, plus l'image de Shingen revient le hanter.

Mais ces séquences ensorcelantes, alliant un symbolisme fort et un impact graphique intense, restent très nombreuses au sein du film : sans rechercher l'exhaustivité, on retiendra par exemple celle où des soldats défilent avec leurs oriflammes en haut d'une colline, en contre-jour, laissant s'échapper une lumière mordorée presque apocalyptique, ou encore celle en fin de film où les cavaliers des différentes unités se jettent contre les fusiliers ennemis par vagues colorées successives avant de se retrouver dans leur massacre, dans l'homogénéité rouge du sang versé. Kurosawa, ce peintre. Le recours au hors-champ dans cette dernière séquence, toute en suggestion, produit des effets impressionnants, encapsulant la cruauté et le pathétique dans le même élan pessimiste.

Pourtant, la toute première scène en plan fixe de 6 minutes sur le dialogue de trois personnages immobiles sur fond gris ne laissait pas du tout présager une telle ampleur. Rétrospectivement, elle portait pourtant en germes les interrogations à l'origine des tourments du protagoniste, grand seigneur le jour et vulgaire brigand la nuit, cette quête d'identité sur les flots du dédoublement de la personnalité. Un petit voleur sans valeur morale qui découvrira le sens de l'honneur au cours de sa rédemption, dans les habits d'un autre. Un parcours du combattant constant, nécessitant une vigilance de tous les instants devant soldats, famille, maîtresses, et même petit-fils, qui se heurtera à l'incoercibilité d'un cheval indomptable. Après être rentré dans le moule de son double au point de méduser son entourage (serait-ce l'esprit de Shingen qui contrôlerait le corps de l'inconnu ?), il transitera vers un état de déchéance absolue en étant violemment renvoyé dans le monde réel, avant que la folie ne le pousse vers un ultime sacrifice au nom du clan qui l'aura laminé.

On ne sort pas indemne de ce conte troublant sur l'ambivalence du pouvoir et la dualité des êtres. L'imagerie expressionniste, la densité thématique, les rêveries méditatives, les couleurs vibrionnantes et la noirceur désespérée de la conclusion forment un tout d'une rare cohérence et d'une acuité acérée.

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