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Balade sibérienne entre les tombes

Un point chaud au bord d'une route enneigée, perdu dans le grand Nord-Est russe, au fin fond de la Sibérie. On y vend des hot-dogs et des pizzas. Dans cet épais brouillard givrant, on n'y voit pas à 20 mètres. "Est-ce que vous avez déjà entendu parler des goulags ?" Silence. Hésitation. "Euh... Non... Vous voulez dire goulasch ?".
Un homme marié à une femme 50 ans plus jeune que lui raconte comment il avait fini dans un camp de travail soviétique, en tant que criminel, après avoir tué un homme au couteau (soigneusement conservé) en situation de légitime défense. Une femme présente son étalage de morceaux de viande : têtes de chevaux, pattes de poneys, poissons et autres lièvres arctiques à la fourrure soyeuse.
Un apprenti scientifique teste sa machine soi-disant rajeunissante sur son père : il faut rester quatre heures en contact avec un fil électrique délivrant un important courant électrique, si possible les pieds dans l'eau, au point d'avoir les cheveux qui se dressent sur la tête. Quatre heures et pas moins : c'est à partir de cette durée-là uniquement que les cellules souches se renouvellent, et pas avant — la preuve, c'est écrit dans ce manuel qui provient d'un laboratoire de scientifiques américains.
Des pêcheurs sur un lac gelé, un mystique, des danseuses, une accordéoniste, et autant de témoignages.

Décidément, on n'est pas n'importe où : le documentariste allemand Stanislaw Mucha est allé explorer l'autoroute de Kolyma, du nom du fleuve et de cette région d'Extrême-Orient russe, longue de près de 2000 kilomètres et reliant la ville portuaire de Magadan, jouxtant la mer d'Okhotsk, à Yakutsk, la ville la plus froide du monde (des températures régulièrement inférieures à −40 °C). Son surnom, "la route des ossements", provient de l'époque stalinienne : des millions de condamnés furent envoyés dans les camps du goulag de la région, devenue un centre majeur d'extraction minière (or, argent et platine). Si la démarche est parfois un peu lourde — revenir sur un lieu ou des millions de prisonniers périrent, à la recherche de témoignages, forcément — Kolyma: Road of Bones est avant tout une galerie de portraits plus ou moins profonds, plus ou moins tangibles, plus ou moins compréhensibles.

Le pouvoir de fascination tourne à plein régime, si tant est qu'on soit intéressé par cette région assez mal connue du monde, en termes géographiques ou culturels — un peu comme L'Amour sibérien sur les pérégrinations matrimoniales d'une famille du Sud-Est de la Sibérie, à 2000 kilomètres de là. Les questions de Mucha sur le passé soviétique de la région sont parfois un peu trop insistantes, à trop vouloir comprendre comment peut-on vivre heureux dans un endroit pareil, mais cette route construite sur de l'os présentée comme "le plus long cimetière du monde" se suffit aisément à elle-même. D'anciens camps de travaux forcés tiennent encore debout le long de cette autoroute construite entre 1932 et 1953. Les orpailleurs peuplent encore la région, pour envoyer le fruit de leur travail à Moscou, à l'autre bout du pays. Des taiseux, des énervés, des excentriques, des collectionneurs. Des témoignages tantôt drôles, tantôt émouvants. Seule constante : la dimension irréelle et hypnotisante de l'environnement.

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