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Propagande(s)

Il faudra bien un jour qu'on m'explique pour quelles raisons le drame sied aussi bien à certains cinémas, à certaines nationalités, époques ou cultures, et pas à d'autres. Comment il épouse parfaitement certains codes, dans certains registres, alors qu'il devient insipide, larmoyant ou nauséeux dans d'autres. La Ballade du soldat s'inscrit parfaitement dans le créneau du mélodrame de propagande soviétique, dans la droite lignée d'œuvres particulièrement marquantes comme Quand passent les cigognes de Mikhail Kalatozov (qui faisait pourtant preuve, à cette occasion, d'une très relative parcimonie). La dimension propagandiste du film de guerre ne fait aucun doute, à aucun moment : dans les 15 premières minutes, on apprend que le protagoniste Aliocha, un jeune soldat de dix-neuf ans engagé dans la Seconde Guerre mondiale, est mort au front. L'objet du film est de raconter très brièvement ses exploits, à mains nues face à plusieurs Panzer, avant de partir dans l'arrière pays à la rencontre de sa mère et ainsi parcourir des paysages très éloignés des combats mais profondément imprégnés de ses conséquences, en exhibant ses stigmates.

Mais même si la propagande s'affiche régulièrement au cours du film, sa dimension curieusement anti-militariste, tout aussi claire, offre un contrepoint très intéressant et lui permet d'atteindre une position d'équilibre étonnante. Aliocha ne correspond en rien à l'archétype du parfait petit soldat : après s'être illustré sur la champ de bataille, il refuse la médaille que les hauts gradés lui promettent en échange d'une permission pour aller rendre visite à sa mère et réparer le toit de sa maison. Le film est presque entièrement dédié à ce voyage retour, au cours duquel Aliocha rencontrera Choura, une belle jeune fille de son âge, dans le wagon d'un train rempli de paille. La façon dont est raconté cet épisode, le parcours de la campagne russe, rappelle sous certains aspects le périple du protagoniste dans L'Enfance d'Ivan d'Andreï Tarkovski, dénué de ses composantes oniriques et panthéistes. C'est un voyage très long, qui s’avérera beaucoup plus difficile que prévu, semé d'obstacles, et saupoudré d'une romance qui ne s'affirmera jamais complètement. Entre deux événements tragiques, comme des bombardements meurtriers, il y a toujours un passage bucolique, un détail très prosaïque, avec un camion qui s'embourbe ou un amant qui se cache dans la pièce du fond.

Il faut sans doute chercher du côté du lyrisme de la mise en scène pour expliquer en quoi cette tragédie (familiale, sentimentale, et plus généralement existentielle) est aussi bouleversante, sans que cet aspect-là ne s'accompagne d'un ridicule et d'un larmoyant de supermarché. Il y a ces éclairages pénétrants, dignes du réalisme poétique français des années 30, qui découpent les visages des amoureux lors de leur rencontre, dans le train. Il y a ce moment illustrant des adieux déchirants, où à peine viennent-ils de se témoigner les prémices de leurs sentiments amoureux, très timidement, que le train d'Aliocha commence à partir dans l'arrière-plan, signant la fin de leur rencontre. Et il y a bien sûr cette courte séquence avec sa mère, qu'il vient tout juste de rejoindre au terme d'un long périple : à peine a-t-il eu le temps de la serrer dans ses bras qu'il doit repartir à la guerre, pour ne jamais en revenir, comme annoncé en introduction.

On pourrait croire à un excès de pathos presque évident, à la lecture de ces quelques passages, et pourtant la simplicité du message résonne plus comme une marque de clairvoyance que comme une forme de mièvrerie. Parce que derrière le discours résolument anti-militariste, il y a toute la farouche spontanéité de la jeunesse, avec sa délicate fragilité et sa vigueur insolente, esquissée en seulement quelques séquences d'un charme fou. Le film forme alors une boucle poétique autour de la route se faufilant jusque dans l'arrière-plan, comme un motif récurrent, repris en introduction et en conclusion, cette route qui voit d'un côté le fils partir fièrement au front, et de l'autre le fils repartir tragiquement vers sa mort. On sait qu'il ne reviendra pas, et le deuil de la mère en hors-champ sera le carburant alimentant la critique de la guerre. Le récit a beau constamment cultiver cette forme de naïveté selon un chemin rectiligne bien balisé, la candeur qui en résulte ne fait qu'amplifier la puissance dramatique de ses tournants insoupçonnés.

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