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An de grâce 1966 : l'âge d'or du western traditionnel est révolu tandis que le western crépusculaire en est à ses balbutiements. Sergio Leone n'en finit pas de dépoussiérer le genre à la sauce locale (cru 1966 : Le Bon, la Brute et le Truand), Sam Peckinpah s'apprête à lancer sa Horde Sauvage (1969) dont la violence exaltée n'aura rien à envier aux spaghettis, Clint Eastwood parfait sa figure de cavalier solitaire à l'épreuve de la morale, devant et/ou derrière la caméra (un rôle très brut dans Pendez-les haut et court en 1968, qu'il affinera jusqu'en 1976 avec son Josey Wales hors-la-loi), tandis que Sergio Corbucci déplace le centre de gravité de l'ensemble vers les affres du cinéma bis (cru 1966 : Django). Si La Poursuite Impitoyable ("The Chase" en V.O.) n'appartient à aucun des sous-genres du western, il n'en est pas moins en lien direct (1), reprenant certains codes du cinéma américain classique tout en consacrant les prémices du Nouvel Hollywood.

Un an avant Bonnie and Clyde, Arthur Penn proposait déjà une réflexion sur la violence, ses origines, son alimentation et sa représentation à l'écran. On suit ici l'évolution d'une petite bourgade du Texas, en pleine effervescence suite à l'évasion d'un prisonnier natif de la région (Robert Redford, dont les apparitions ne ponctuent le récit que de manière épisodique). Cet événement ravive des souvenirs enterrés tant bien que mal par la communauté et réveille des rancœurs passées. Cette étude de société, filmée à travers le prisme d'une communauté ayant en son centre un shérif désabusé mais droit, rappelle inévitablement l'excellent Le Train sifflera trois fois de Fred Zinnemann (1952), ou plutôt sa relecture par Howard Hawks en 1959 : Rio Bravo. Le désespoir et la peur grandissante du shérif Kane (Gary Cooper) avait déjà laissé place au sens de l'honneur exacerbé du shérif John T. Chance (John Wayne). Ici, c'est Marlon Brando qui s'y colle et autant dire qu'il va passer un sale quart d'heure. Arthur Penn malmène le personnage de Calder, l'abandonnant à sa déréliction, et la violence incroyable des coups que subit l'acteur trouve un parfait écho dans celle employée par le réalisateur pour dresser le portrait d'une Amérique terrifiante.

Car il faut le dire, le tableau de la société américaine dont il est question rappelle moins l'élégance d'un Turner que le vomi d'un Jackson Pollock. Racisme de tous les instants, intolérance caractéristique d'un conservatisme d'époque qui enferme les minorités dans la peur de l'homme blanc (« We gotta do nothing, except let white men take care of white men's troubles » dira une mère noire à son fils), ploutocratie latente, ce sont les pires vices de l'humanité qui régissent le microcosme local. Passé un générique exemplaire, la première partie de La Poursuite Impitoyable pourra en rebuter quelques uns de par sa lenteur et son absence d'enjeu clairement identifié. Mais c'est un terreau sur lequel Arthur Penn construit patiemment son modèle, tisse des relations entre les personnages et génère une ambiance moite et pesante, propice à l'explosion de violence du final éblouissant. Les thèmes abordés ne sont certes pas nouveau (la chasse à l'homme, le désir de vengeance opposé à la justice, et toutes ces problématiques impliquant la morale au cœur des westerns susdits) mais j'ai rarement vu une reprise aussi en phase avec son époque (la fin des années 60, donc) et aussi annonciatrice d'un cinéma à venir.

L'action se déroule sur une seule journée (et surtout une très longue soirée) mais la montée en puissance de cette violence immanente reste progressive et contenue. Peu à peu, chaque catégorie sociale dévoile sa part d'ombre et rend inéluctable le déchaînement de violence final, climax magnifié lors d'une séquence mettant en scène un pneu enflammé lancé sur le reste d'humanité. Jane Fonda errant au milieu des flammes et des carcasses de voiture est une image que l'on oublie pas. Arthur Penn peint une image apocalyptique de la bourgeoisie et du pouvoir de l'argent mais n'épargne absolument pas les générations les plus jeunes, l'alcool aidant, complices d'un lynchage collectif. Alcool qui abrutit, l'argent qui emprisonne : le Wake In Fright de Ted Kotcheff n'est pas bien loin... La description des différents corps sociaux peut parfois paraître manichéenne mais la caricature est souvent désamorcée grâce à des personnages-clés bien équilibrés.

La Poursuite Impitoyable laisse un goût terriblement amer car au-delà du discours corrosif sur les travers de la nation américaine, il dénonce la passivité qui gangrène les masses. La scène de lynchage de Marlon Brando, symbole de l'intégrité, de la justice, et de la tolérance à lui tout seul, est incroyable. Une intensité résolument moderne (et encore efficace aujourd'hui) dans la façon très frontale de filmer la violence, poussée à son paroxysme grâce à un petit subterfuge technique, la scène ayant été jouée au ralenti puis accélérée. Chaque coup est d'une rare brutalité. Face à cela, l'atonie de la foule, l'indifférence coupable, le voyeurisme et la mauvaise conscience généralisés mis au même niveau que la sauvagerie primaire de quelques individus. Même si de rares personnes luttent encore pour le bien commun (qui reste à définir), l'hystérie, l'impuissance et la fatalité sont partagés par tous. Il n'y a pas d'espoir chez Arthur Penn et le final nous le rappelle avec force.

(1) Et ce, au-delà de la référence au film de John Ford (La Poursuite Infernale, "My Darling Clementine" en V.O.) que suggère le titre en V.F. (retour)

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