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Višegrad est un paisible village accroché à la Drina, situé dans les belles montagnes verdoyantes que l'on trouve dans cette région de Bosnie-et-Herzégovine (que l'on préférera à Bosnie-Herzégovine, pour rappeler que l'Herzégovine est bien une entité géographique, et non pas un adjectif). Serbes orthodoxes, Bosniaques et Juifs (1) s'y côtoient et y vivent en harmonie. En 1571, plus d'un siècle après l'annexion totale des royaumes serbes par l'empire Ottoman, Mehmed pacha Sokolović, grand vizir et victime du devchirmé (2) dans la région de Višegrad en 1506, ordonne la construction d'un pont majestueux enjambant la Drina et reliant ainsi l'ouest et l'est de l'empire.

Le milieu du pont, plus large que ses extrémités, est appelé la kapia, sorte de petite esplanade agrémentée de bancs de pierre. Rapidement, le pont devient le centre et immuable repère de toute la vie de Višegrad : les gens passent des journées entières sur la kapia, bercés par le bruit de l'eau, fumant et buvant la rakia (3) tout en bavardant d'affaires plus ou moins sérieuses.

« Le premier siècle passa, une période de temps fort longue et fatidique pour les hommes et beaucoup de leurs œuvres, mais imperceptible pour les grandes constructions, bien conçues et solidement bâties; le pont avec sa kapia, de même que le caravansérail à côté de lui, dressait sa silhouette et remplissait sa fonction comme au premier jour. Et un deuxième siècle aurait pu passer ainsi sur eux, les saisons et les générations se succéder, sans que ces édifices subissent la moindre transformation. »

Le pont est l'unique repère statique des habitants de Višegrad, et le lieu de toutes les décisions concernant les événements importants qui se jouent à travers les Balkans : l'invasion Austro-hongroise censée apporter modernité, les guerres avec la Serbie, l'attentat de Sarajevo en 1914. C'est ici que débattent les notaires de la ville pour décider, tous ensemble, de l'attitude à adopter. Quand Karamanlija harangue la foule pour lever une armée contre les Autrichiens, Ali Hodja, commerçant respecté pour sa sagesse, se fait clouer l'oreille à une poutre de la kapia car il refuse d'aller vers une mort certaine contre la puissante armée autrichienne.

« Crois-tu, efendi (4), qu'il m'est facile d'attendre ici, vivant, de voir les Autrichiens prendre possession de mon pays ? Comme si nous ne voyions pas ce qui se prépare et quel avenir nous attend ! »

Et quand les généraux arrivent par le pont, les représentants des communautés de la ville sont là pour les attendre et prendre acte de la nouvelle ère qui commence pour eux.

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Au-delà de ces aspects historiques, Ivo Andrić, formidable conteur, nous raconte la vie de ces populations sans cesse transportées d'un empire à l'autre, et nous fait découvrir ce peuple à travers les anecdotes tantôt tragiques, tantôt drôles, qui animent le quotidien de Višegrad. L'histoire d'amour entre Fata et Hamzić — et leur mariage avorté —, celle de Milan Glasinčanin — qui perdit tout son argent en jouant à l'otouz bir (5) contre un étranger, sur la kapia, et qui devint fou — et celle du Borgne — marginal et pilier de comptoir de l'auberge de Zarije — qui veut montrer son courage en traversant le pont gelé, debout sur l'étroit parapet de pierre, ivre mort au petit matin, en sont de merveilleuses.

« La parapet n'avait guère que trois empans de large. Le Borgne penchait tantôt à gauche, tantôt à droite. A gauche il y avait le pont, et sur le pont, au-dessous de lui, la bande des ivrognes qui le suivaient pas à pas et lui criaient des mots qu'il distinguait à peine, comme une rumeur incompréhensible. A droite, c'était le vide, et dans ce vide, tout en bas, bruissait la rivière invisible; il s'en dégageait une épaisse vapeur qui, telle une fumée blanche, montait dans le petit matin froid. »

L'auteur nous montre comment les légendes populaires balkaniques naissent, comment des personnages entrent dans un folklore chansonnier omniprésent et enfin nous apprend l'art de transformer en chanson joyeuse tout événement, qu'il soit tragique ou non.

« L'oubli guérit tout, et chanter est le meilleur moyen d'oublier, car dans une chanson l'homme ne se souvient que de ce qu'il aime.  »

Les siècles se passent ainsi sur le pont immuable et grand.  En 1914, lorsque l'archiduc François-Ferdinand est assassiné à Sarajevo par Gavrilo Princip — étudiant Serbe et nationaliste Yougoslave —, l'empire d'Autriche-Hongrie déclare la guerre à la Serbie. Défaits dès la première incursion serbe et contraints à reculer face aux assauts, l'état-major de l'empire décide d'établir la ligne de front derrière la Drina. Višegrad est alors évacué et le pont détruit.

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Ivo Andrić, également auteur de « La Chronique de Travnik », Prix Nobel de littérature en 1961, est un des auteurs yougoslaves majeurs. Il symbolise lui-même la complexité des régions qu'il décrit.  Par sa prose influencée par les contes orientaux, il rappelle combien les Balkans ont subit l'influence de l'Empire Ottoman. Par son identité nationale et ethnique — il est d'origine croate, de naissance bosniaque et d'engagement serbe — il est une illustration des conflits communautaires qui règnent dans ces contrées.

L'histoire du pont sur la Drina est l'histoire d'un peuple paisible et harmonieux qui, balancé et soumis par différents envahisseurs, va perdre ses repères et se déchirer en même temps que les Balkans se déchirent. Lorsque l'on achève ce long et passionnant récit, il est difficile de ne pas poursuivre, par l'esprit et à la lumière des événements récents, l'histoire de Višegrad, tristement revenue au centre de l'actualité en 1992 par le massacre de civils bosniaques par les forces armées serbes dirigées par Ratko Mladić.

Le roman d'Ivo Andrić, alors, prend un sens profondément prémonitoire et montre combien les responsabilités et les justifications sont difficiles à définir dans les événements tragiques de l'histoire. 

(1) Deux livres de Paul Garde pour se renseigner sur l'histoire et les peuples des Balkans : la référence mondiale « Vie et Mort de la Yougoslavie » (Fayard), et le plus récent « Discours Balkanique » (Fayard), qui tente de définir les termes critiques — Bosniaque ou Bosnien ? — et nécessaires à la compréhension des Balkans.
(2) Impôt du sang : pratique consistant, dans l'Empire ottoman, à enlever de jeunes enfants dans les provinces occupées, souvent par la force et au prix de violentes déchirures, afin de les éduquer en Turquie et de les convertir à l'Islam, espérant ainsi étendre la religion aux pays conquis.
(3) Eau-de-vie de fruit, le plus souvent de prune, boisson la plus populaire des Balkans.
(4) Titre de respect, en Turquie, pour les fonctionnaires civils, les ministres de la religion et les intellectuels (wiktionnaire)
(5) Le trente-et-un.