propre_et_le_sale.jpg, oct. 2020
Une histoire des dangers miasmatiques, des pustules et du bidet de luxe

Le Propre et le sale est un travail d'historien qui se lit presque comme un roman, comme le récit passionnant et documenté de l'histoire de la propreté corporelle, du Moyen Âge jusqu'à l'avènement du 20ème siècle. Dans ces termes figurent le cadre temporel précis de l'étude, et peut-être aussi ses limitations : la situation moyenâgeuse est prise comme telle, sans transition avec les siècles précédents, et à l'autre bout de la fenêtre temporelle, la situation à la fin du 19ème siècle est décrite sans passerelle avec l'époque moderne. Mais c'est un reproche minime si on le met en perspective avec la densité de l'histoire de l'hygiène à travers ces quelques siècles, fondée sur l'étude de la variété des usages et des imaginaires de l'eau.

À noter également, coïncidence heureuse, un article dans le Diplo de novembre 2020 : Le miasme et la jeune fille, par Érika Wicky. "Encouragée tantôt à se soustraire au bain afin d’exhaler un « parfum » de vertu, tantôt à se parer de l’odeur subtile de la propreté, de la jeunesse et de la virginité, tantôt à rehausser son aura naturelle par la délicatesse de senteurs florales, la jeune fille du XIXe siècle se voit donc proposer un large éventail de pratiques, chaque autorité présentant ses recommandations comme les seules acceptables."

Si l'on devait résumer.
Au Moyen Âge, être propre se limite à entretenir une zone limitée de la peau, celle qui émerge de l'habit et s'offre au regard : les mains et le visage, essentiellement. Les bains ont mauvaise réputation, ils sont liés aux tavernes, aux bordels, aux tripots, et l'eau comme lieu de jeu ou de volupté attire bien plus qu'en tant qu'acte de nettoiement. Au 16ème siècle l'usage du linge crée un nouvel espace de propreté, en différenciant le dessus du dessous de l'habit. Au 17ème, la blancheur du linge prend le dessus sur le nettoiement, avec un rejet relatif de l'eau, vue comme un substrat potentiellement contaminateur (les souvenirs de la peste noire étaient vraisemblablement encore frais) dans la représentation d'un corps aux frontières pénétrables : les paradoxes ne manquent pas. La conception moderne de la propreté s'est cependant faite contre la valorisation du visible, en se concentrant non plus sur l'apparence mais sur la vigueur, sur l'énergie, et sur de nombreuses conceptions plus ou moins ésotériques, avec de nombreuses tentatives aristocratiques de rationalisation. C'est ainsi : plus les soins deviennent invisibles, plus il faut trouver des alibis pour en montrer l'utilité concrète. L'exhortation que la bourgeoisie utilise à l'égard des classes populaires au 19ème siècle illustre le fait que la propreté ne rend pas seulement résistant, elle assure également un ordre, une discipline. On passe de la sorte du physique au moral, et c'est une transition fondamentale dans l'histoire de l'hygiène. De manière plus pragmatique, au niveau des infrastructures, c'est la ressource en eau qui a été un des facteurs les plus importants du réaménagement urbain au 19ème siècle

La suite est une synthèse des quatre parties du livre.

Partie I : De l'eau festive à l'eau inquiétante.
Au 16ème siècle, on pensait qu'il fallait masser à l'eau les membres des nouveaux-nés afin de leur donner la bonne forme, pour éviter les malformations. Mais dans le même temps, on pensait que les bains d'eau chaude ouvraient les pores et rendaient le corps plus perméable aux contaminations. Ainsi pendant les épisodes de peste, assez paradoxalement, on se lavait très peu et on concentrait les efforts sur des confinements. Confinement des corps à plusieurs titres, puisqu'en plus de la limitation des mouvements, on portait des vêtements serrés (tissus de soie pour les riches, toiles cirées pour les pauvres) pour éviter le contact avec l'air qui était très craint, car jugé impur.
On observe ici un point de bascule dans le rapport à l'eau. À une époque, la propreté se maintient par les ablutions et par le rinçage du visage à l'eau claire. Mais à une autre, on se nettoie seulement en se frottant le visage avec un tissu : la propreté passait donc par l'atténuation de la puanteur, à l'aide de parfums et de vêtements propres.
Les étuves publiques étaient au 16ème siècle perçues comme des lieux de pratiques festives, voire de prostitution, et furent progressivement fermées : la morale de l'Église s'en mêle. Ainsi se délimitent des voisinages considérés comme dangereux dans les sermons : "Vous, messieurs les bourgeois, ne donnez pas à vos fils la liberté et de l'argent pour aller au lupanar, aux étuves et aux tavernes."

Partie II : Le linge qui lave.
À cette époque, on pense que les humeurs dites "corrompues" sont à l'origine des invasions grouillantes de la vermine et des atteintes de la peau comme les pustules, les croûtes et autres ulcères. Tout se reporte ainsi sur le visible, unique grille de lecture de la propreté, sur les étoffes extérieures et non sur le linge qui colle à la peau — qu'on ne change ni ne lave guère souvent jusqu'à la fin du 15ème siècle.
La conception de l'hygiène était dans ces conditions bien différente, comme en témoigne ce récit très révélateur de l'époque : on raconte comment les Français se moquent des Anglais, qui voyagèrent de Londres à Madrid pour le mariage du fils du roi avec une seule tenue, sans vêtement de rechange. Moqueries non pas parce qu'ils puaient, mais parce que leurs habits avaient perdu de leur brillant : "les fourrures n'étaient pas très fraîches" — alors qu'en toute logique ils devaient empester passablement. Tout s'arrête de manière claire à l'enveloppe des vêtements. À ce titre, de nombreux éléments de preuve avancés ici proviennent du Décaméron, un recueil de cent nouvelles écrites en italien (florentin) par Boccace entre 1349 et 1353.
Pourtant, malgré toutes ces incohérences et toutes ces incongruités, il se dessine petit à petit une propreté collective sous l'impulsion des institutions, essentiellement tournées vers l'éloignement des immondices et des boues, notamment via la mise en place d'amendes et même de peines de prison pour qui déposerait des ordures dans la rue devant chez eux. Déjà à l'époque on trouvait des brigades de tranquillité...
On observe un changement notable des mœurs entre le 16ème et le 17ème siècle, à travers l'accélération de la fréquence de renouvellement du linge, et la diversification des objets ou régions du corps surveillés. Une propreté existe, mais cela reste avant tout une propreté de ce qui se voit. La blancheur apparaîtra progressivement comme un signe de distinction : le visage se recompose au fil des siècles avec le fard. Au 16ème siècle, la peau est une surface d'albâtre. Au 17ème siècle, les enfants ont des joues de cerise et le fard n'est plus réservé à la gent féminine. Le poudrage s'étend aux cheveux, qui ne se lavent ni se peignent plus.

Partie III : De l'eau qui pénètre le corps à celle qui le renforce.
Le bain change de statut vers le milieu du 18ème siècle, avec la construction de pièces réservées aux baignoires — dans des endroits favorisés seulement, ceci dit, comme Versailles : l'heure n'est pas encore au bain pour tous. L'hygiène de l'élite se manifeste par l'apparition d'un objet inédit au début des années 1730 : la chaise de propreté, ou bidet. L'instrument dénote une distinction sociale pendant longtemps, avec même des bidets doubles aux dossiers accolés — jolis moments de convivialité garantis. Les descriptions en sont extrêmement raffinées : "un bidet à dossier plaqué en bois de rose et fleurs garni de moulures, pieds et ornements de bronzes dorés" ou encore "un bidet monté en merisier à filet de bois d'amarante à dessus de tabouret couvert de maroquin rouge cloué de clous dorés", avec parfois des flacons de cristal incorporés au dossier.
Une propreté nouvelle apparaît donc, mais qui ne concerne qu'un public extrêmement limité de privilégiés tout en étant très irrégulière. Le bain (d'eau froide) redevient acceptable, mais plus parce qu'il rendrait fort que parce qu'il rendrait propre. De nombreux récits viennent corroborer la thèse selon laquelle le froid est bénéfique, soigne différents maux et repousse la mort.
À cette occasion, une nouvelle classe invente une force et échafaude des rigueurs pour mieux accroître des distances culturelles et sociales. Le bain froid n'a toutefois pas envahi les pratiques bourgeoises : il est plutôt resté une référence rhétorique, une règle abstraite plus qu'un dispositif pratique. L'image d'un corps énergétisé fait également son apparition. L'organisme n'est plus une simple machine passive, l'important est de croire en cette force contenue dans le corps de chacun : il faut lui faire confiance, la solliciter.
On observe un déplacement majeur des mentalités dans le dernier tiers du 18ème siècle : précautions nouvelles sur la petite enfance et l'assainissement des habitations, banalisation des règles d'hygiène, notamment à travers la création de la Gazette de la santé en 1773. À cette époque on pense que l'odeur fétide peut tuer, suite à l'accident tragique dans une église de Bourgogne où 40 enfants et 200 paroissiens moururent d'une "exhalaison maligne", émanant d'une tombe creusée le même jour sous les dalles de l'église. L'anecdote de l'effluve putride diffusant la mort devint quasi mythique.
Après 1780, on rêve de circulation de l'eau en ville qui drainerait les pavés selon les pentes rapides, charriant pourritures de manière passive (canaux et aqueducs) ou active (eau pompée en rivière). On pense que l'eau purifie l'air : "L'eau courante exerce sur l'air une attraction, en conséquence de laquelle elle absorbe les miasmes putrides dont il est chargé". On compare la qualité de vie en ville et à la campagne, conduisant de manière paradoxale à considérer le paysan comme une référence de santé voire de salubrité.

Partie IV : L'eau qui protège.
Au début du 19ème siècle, les manuels traitant de santé changent de titre, et substituent les notions d'entretien et de conservation de la santé par celle d'hygiène, un mot au sens renouvelé. L'hygiène n'est plus, étymologiquement, "ce qui est sain", mais les dispositifs qui favorisent la santé, dans un registre médical nouveau. On débat sur la température optimale de l'eau, le chaud gagne en importance bien que le froid et le tiède restent la norme. Le bain chaud restera encore un bon moment très impudique, car il ferait perdre la tonicité, il éveillerait le désir sexuel et pervertirait les corps immergés : une pratique largement considérée comme immorale. Mais dans le même temps, on hésite sur les vertus du froid.
On parle de balance énergétique de la peau, de l'obstruction des pores par la crasse qui empêcherait de respirer : des expériences avec des grenouilles et des pigeons dont les corps étaient enveloppés dans des sacs hermétiques allaient dans ce sens. La thermodynamique balbutiante en 1824, avec la conceptualisation d'un organisme brûleur aidée par les travaux de Carnot, attire l'attention.
Les duplicités du parfum émergent : on pensait jusque-là que le parfum attaquait la puanteur dans sa substance. Mais on découvre que "il trompe seulement l'odorat et ne dénature pas les miasmes putrides".
Les itinéraires de l'eau sont en outre interrogés : lors des premières morts dues au choléra à Paris en 1832, beaucoup pensent à un poison qui aurait été jeté dans les fontaines.
Des propositions nouvelles entendent gérer et entretenir la propreté du pauvre, même si le spectre social de ces pratiques ne leur est pas encore ouvert. La propreté du pauvre devient un gage de la moralité, et la garantie d'un ordre à partir de 1840. Il faut transformer les mœurs des plus démunis, chasser leurs vices supposés et les sensibiliser aux dangers miasmatiques. Il enfle une peur de sauvages d'un nouveau genre et il s'agirait de les contenir et de les maîtriser. Guenilles et vermines deviennent synonymes de délinquance, au moins latente.
Au milieu du 19ème siècle, changement de politique : l'empereur lui-même annonce bruyamment qu'il participe personnellement au financement de bains et lavoirs publics gratuits ou à prix réduits pour les plus pauvres. Le microbe devient une cause plus précise que les odeurs, et les colorants de Pasteur permettent d'en décrire les formes et les dimensions. Se laver reste toutefois travailler sur l'invisible.
On prend peu à peu conscience que le danger existe en dehors de toute crasse : la peau porte des germes cachés, elle entretient des agents invisibles. Le nettoiement par l'eau obtient un rôle précis : balayer les replis et anfractuosités pour chasser cette présence infime et dangereuse. Mais le rôle préventif d'une propreté de la peau devient moins décisif à côté de la notion immunisation, contre l'avis des hygiénistes. De son côté, la bourgeoisie ne semble plus avoir à marquer des puissances immédiatement sensibles, elle creuse des ressources largement intériorisées.
Fait édifiant du côté de Jules Verne : le Nautilus du capitaine Némo, en 1870, dispose d'une salle de bain. La salle de bain devient une annexe de la chambre à partir de 1880 dans les grands immeubles bourgeois : c'est le début de sa démocratisation.
Certaines contraintes issues de contextes militaire et carcéral changent la donne : laver le plus grand nombre de corps en limitant le temps pris et la consommation d'eau. La douche remplace ainsi le bain, et on calcule qu'on peut laver 1300 hommes d'un régiment en 15 jours.
C'est aussi l'apparition de pratiques narcissiques promues à travers l'espace de la salle de bain, pour travailler le plaisir, avec la multiplication d'objets et de produits exploités par les publicitaires.