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Instantanés de destruction et poésie funèbre du chaos

J'étais prêt à enterrer le Herzog des années 90, sur la base très partielle d'œuvres assez peu passionnantes comme Jag Mandir (chronique d'une gigantesque fête indienne), et voilà que Leçons de ténèbres surgit presque par surprise, comme un éclair dans la nuit, avec sa vision apocalyptique de l'Irak au lendemain de la Première Guerre du Golfe. Avec tout le grandiose et le grandiloquent que suggère un accompagnement musical basé sur Grieg, Mahler, Prokofiev, Schubert, Verdi et surtout Wagner, Werner Herzog se lance dans un magnifique opéra funèbre. Comme un cousin éloigné et noir de Koyaanisqatsi ou Homo Sapiens misant presque tout sur la sidération de l'image : un regard totalement halluciné sur une réalité subtilement horrifiante.

Pourtant, on est tenté de rire lorsque Herzog nous invite au voyage, en nous indiquant que l'on se situe sur une planète inconnue du système solaire, et en ancrant le récit dans un cadre science-fictionnel auquel on ne croit pas un instant, bien sûr. "Un être vivant tente de nous dire quelque chose", là où un pompier américain missionné pour éteindre les gigantesques puits de pétrole enflammés fait des signes à l'équipe de tournage. Mais en dépit de toute vraisemblance, en citant Pascal (faussement, a priori : "l’effondrement de l’univers stellaire se déroulera comme la création, dans une grandiose splendeur") en introduction, Herzog parvient tout de même à nous projeter dès les premières images dans un monde étrange, dans une sorte de réalité parallèle et apocalyptique.

Hervé Aubron rappelle comment Herzog a été hué et conspué lorsqu'il présenta ce film au festival de Berlin, accusé d'esthétiser l'horreur à outrance. C'est un trait que l'on ne saurait nier : l'esthétique magnifique de ces paysages désolés n'a d'égal que l'horreur sous-jacente qu'ils contiennent. Pourtant, Herzog n'a de cesse de nous rappeler la tristesse de ces images et ne nous confronter à un désenchantement permanent, loin de toute ambiguïté. Non, ces grandes étendues bleutées ne sont pas composées d'eau mais bien de pétrole, cette substance qui s'infiltre partout, dans la terre et jusque dans l'atmosphère à travers ces geysers géants.

Herzog reste Herzog : on peine à le croire quand il affirme que les pompiers mettent volontairement le feu à des geysers de pétrole, pour la beauté du geste, alors qu'ils ont eu tant de mal à les éteindre. Mais il aura rarement été aussi pessimiste, malheureux, marqué par une telle affliction. En se plaçant dans un cadre de science-fiction, même de manière aussi artificielle, il souhaite faire un pas de côté, prendre ce recul salutaire qui permet de contempler la misère humaine dans toute sa puissance auto-destructrice. Leçons de ténèbres est presque entièrement constitué de prises de vue en hélicoptère, grandioses, consacrant le caractère aussi démesuré que spectaculaire de la catastrophe en train de se dérouler plus bas. Et le film de se terminer sur une succession de plans sur les machines utilisées pour éteindre les incendies et réparer les canalisations explosées d'où s'échappe un pétrole en fusion. Un magma de feu et d'acier, que les lances d'incendie tentent tant bien que mal de maintenir à l'état solide. Jamais des tracteurs n'auront paru aussi magnifiques, au cœur de la fournaise.

Ces images, aériennes sur d'immenses colonnes de feu et de fumée mêlés, ou terrestres sur ces monstrueuses machines de métal, forment un magnifique instantané de destruction. Une poésie funèbre du chaos qui n'est pas près de quitter ma rétine.

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