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Poésie du charbon de bois

Il existe mille façons de questionner la frontière poreuse qui distingue la réalité de la fiction, et Emmanuel Gras avait sans doute déjà fait ses premiers pas dans cette direction-là dans son documentaire Bovines sur la vie simple des vaches : en se reposant simplement sur le positionnement de la caméra, su le choix des cadrages et sur le montage, on pouvait raconter une histoire sur ces vaches sans pour autant qu'elle témoigne nécessairement une quelconque réalité documentaire (même si son contenu ne faisait ici aucun doute). Dans Malaka, qui signifie charbon en swahili, le parcours de cet homme habitant au fond de la République démocratique du Congo pose des questions un peu différentes.

Pendant un long moment, on se demande vraiment ce dont il est question, et c'est là très clairement une grande qualité du film qui parvient à maintenir un certain mystère thématique. Dans la simplicité de la démarche, dans l'absence de voix off et la quasi-absence de dialogues dans cette première partie, on ne saurait vraiment dire s'il s'agit d'une fiction ou non. On suit Kabwita dans sa tâche : abattre un arbre immense à coup de hachette, réunir les bûches (qui n'ont vraisemblablement pas été coupées à la hache, elles... comme un premier indice involontaire de fiction, mais passons) en un monticule recouvert de terre et brûler le bois à petit feu étouffé dans ce four souterrain pour ensuite en récupérer du charbon. Cette première partie, capturée dans un souci esthétique exacerbé, peut autant fasciner que déranger. La fascination naturelle tient à la beauté des étendues immenses, à la proximité de la caméra, au bruit du vent qui souffle lorsqu'on on arrive sur les versants exposés. Mais la recherche incessante de la belle lumière, du beau contre-jour et du beau mouvement de caméra ample et sinueux autour de l'arbre et dans les branches, pour terminer sur le personnage, se fait beaucoup trop insistante pour vraiment produire son effet. Entre la pudeur du regard et l'absence de discrétion des effets de mise en scène, l'écart est immense et déséquilibre le film tout entier.

Le deuxième temps du récit ouvre de nouvelles perspectives, en se concentrant sur l’acheminement de nombreux sacs de charbons vers la ville, réunis sur un vélo de fortune : la tâche est digne de celle d'un Sisyphe. J'ai du mal à saisir la composante "néoréalisme italien" vantée ici ou là, mais force est de constater que Makala parvient à communiquer la sensation de la très longue marche à pied vécue comme une épreuve. Le protagoniste fait preuve d'une telle persévérance, d'un tel calme et d'une telle abnégation dans sa besogne qu'il transcende son statut de victime pauvre et miséreuse pour atteindre celui de héros presque surhumain. Ici encore, l'esthétisation à outrance et l'écriture de certaines séquences pose le même problème de fictionnalisation, à grand renfort de violons particulièrement insistants, tandis que son avancée vers la ville sur les chemins poussiéreux est filmée sous tous les angles et toutes les lumières, capturant la moindre volute de poussière, le moindre tourbillon de sable. C'est magnifique, incontestablement.

Si l'on omet ce sentiment désagréable d'esthétisation artificielle et poussive, Makala fait preuve d'une efficacité incroyable pour illustrer tout autant que symboliser le passage de la campagne à la ville, comme un passage entre deux mondes, du calme magnifique des plaines désertes battues par les vents au tumulte  incessant des horizons citadins surchargés. La poésie qui se dégage de cette structure dialectique est évidente mais, à défaut d'être discrète, sombre dans un certain systématisme. Un léger manque de retenue qui sera plus ou moins dommageable, selon l'attrait de l'écrin photographique irréprochable, et qui se trouvera renforcé (sans nier son réalisme, en se plaçant d'un point de vue purement cinématographique) par l'ultime séquence à l'église, avec ses prêtres en survêtement et ses cris de transe religieuse.

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