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Documentaire et objectivité chez les Inuits

Nanouk l'esquimau, c'est un peu le documentaire qui dépasse la fiction. Le documentaire au-delà de la fiction. Ou bien la fiction qui dépasse le documentaire, on ne sait plus trop. L'histoire autour de la genèse de cette pellicule (terme neutre) et de la démarche de Robert Flaherty est sans aucun doute aussi intéressante que le contenu. Déjà, en 1922, se posait en termes assez explicites la question de la mise en scène, de la représentation à l'écran et de la perturbation de la réalité. Est-ce que le fait que les segments de cette œuvre aient été préparés avant la prise d'images, voire un peu forcés, en atténue la portée documentaire ? Est-ce que le fait que Flaherty se soit investi durant toutes ces années sur ce projet, à partager la vie des Esquimaux, en amoindrit le caractère fictionnel ? Il n'y a pas vraiment de réponse directe et évidente à ces questions.

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De fait, quand Flaherty décide de tourner Nanook of the North (V.O.) en 1920, il a déjà passé les dix dernières années dans la baie de Hudson au sein de la même famille inuit. Il avait même tourné des centaines de kilomètres de pellicule, mais elle partit en fumée avant d'avoir pu être exploitée. Pas de quoi l'arrêter dans son élan, puisqu'il reviendra à la charge avec un nouveau financement (grâce aux fourrures françaises Revillon : publicité, investissement et placement de produit, déjà), avec ses 40 kilos d'équipement et les 3 membres de l'équipe de tournage, pour renouveler l'expérience cinématographique deux années durant. Sauf que cette fois, il montera son film directement sur place, dans un igloo transformé en atelier de cinéma, afin de projeter le film directement aux principaux intéressés. Témoin de la dureté de ces espaces désolés, Nanouk mourra deux ans après la sortie du film au cours d'un hiver un peu plus rude que les précédents.

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Nanouk l'Esquimau a été écrit à l'avance, en partie, mais les tranches de vie du quotidien inuit n'en sont pas moins savoureuses et authentiques. Un œil innocent pourrait même ne pas voir les coutures apparentes... C'est Flaherty lui-même qui se met en scène aux côtés de Nanouk avec un gramophone, dans une démarche tout à fait consciente de perturbation d'un microcosme. Introduire une caméra dans cet univers n'est pas sans conséquence, et il cherche à nous le rappeler à de très nombreuses reprises. Nanouk ne découpe pas un bloc de glace pour pêcher mais pour le positionner au sommet de son igloo. Et il ne le met pas là pour son propre confort, c'est pour les besoins de la caméra, qui demande une certaine luminosité pour capturer des images à l'intérieur. Un bloc de glace comme une vitre transparente, et un bloc de neige juste à côté comme miroir réfléchissant encore un peu plus de lumière. Toujours dans le même souci de réalité non-biaisée, un travelling arrière révèle le trou qui a servi à faire pénétrer la caméra à l'intérieur de l'igloo : on alterne sans cesse entre immersion totale dans le quotidien des Esquimaux et rappel à la réalité du dispositif cinématographique qui a permis, justement, l'obtention de ces images. La réalité sera même travestie au point de faire jouer à Nanouk des scènes appartenant au passé inuit, comme par exemple la pêche au harpon déjà révolue à cette époque : ce n'est non pas un phoque qui tire la corde dans l'eau de l'autre côté de la neige, mais un assistant de Flaherty. On lit alors à ce moment sur le visage de Nanouk un rire étonnant, entre conscience de l'étrangeté de la situation et conscience de la caméra. Documentaire ou fiction ? On n'a pas fini de se poser la question.

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Derrière un film comme Nanouk l'Esquimau se cache la volonté évidente de présenter l'homme face à la nature, une lutte perpétuelle contre le froid et la faim. Un combat sans merci pour les hommes comme pour les animaux, puisque le film se termine sur les images d'une violente tempête qui ne sera pas sans conséquence sur les chiens de traineau. Les images de La Lettre inachevée de Mikhail Kalatozov (lire le billet) trouvent ici un étrange écho, dans le registre des êtres perdus au milieu d'une nature extrêmement hostile. Sauf qu'ici, on se débat pour récupérer les miettes d'un bonheur quotidien : entre deux séquences de chasse éprouvante et de blizzard violent, quelques rayons de soleil. Une partie enfantine de tir à l'arc sur des ours de neige, des glissades sur la neige entre père et fils, un morceau de viande de morse bien mérité, un moment de calme à l'intérieur de l'igloo, un frottement de nez avec Nyla, son épouse. Un travail de montage d'une incroyable pertinence pour l'époque, il faut le souligner, pour accroître la dimension dramatique et achever le parallèle entre l'homme et l'animal : les hommes emmitouflés dans leurs fourrures qui ne laissent dépasser qu'une toute petite partie de leur visage, et les chiens présentés en montage alterné, vif, lors de la découpe d'une carcasse. La différence entre les deux est alors minime.

Cinéma, fiction, documentaire, œuvre ethnographique, la frontière entre les genres n'aura jamais été aussi floue, aussi poreuse. Nanouk l'Esquimau rappelle à ce titre, sous certains aspects, les questionnement induits par Werner Herzog dans son documentaire Le Pays du silence et de l'obscurité (lire le billet), lorsqu'il demande à Fini de raconter un rêve avec un sauteur à ski inventé de toutes pièces. Réalité truquée, réalité prise sur le vif, réalité naturellement lyrique : on ne sait jamais où se placer, mais une chose est sûre, on oublie les artifices de la production aussi souvent que Flaherty nous les rappelle explicitement à l'écran. Cette méfiance quant à la prétendue objectivité des images, en 1922 de surcroît, tout comme la volonté de montrer les Inuits comme il se voyaient eux-mêmes, sont vraiment remarquables.

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Quel que soit le point de vue, l'émerveillement demeure, bien au-delà du poème visuel des vents glacés qui parcourent l'étendue blanche et immaculée de la banquise. Flaherty accompagne Nanouk et sa famille dans toutes leurs occupations et parvient à capturer la magie du quotidien qui jaillit naturellement. En été, avec les déplacements en kayak (d'où sortira de manière aussi surprenante que comique l'ensemble de la famille) permis par la fonte des glaces et la chasse aux morses pour les peaux, la viande, et la graisse. En hiver, avec la construction d'un igloo issue de gestes qui semblent millénaires. Et lorsque survient un instant d'accalmie dans la tempête, lorsqu'un éclat de rire parcourt le visage de Nanouk, sa femme ou ses enfants, leur bonheur irradie l'écran. Ils n'ont rien, leur quotidien est une survie, mais ce sont des gens incroyablement joyeux, comme le confirmera dans ses carnets la femme et assistante du réalisateur américain, Frances Flaherty. Un rayon de soleil objectif et subjectif, réel et fictionnel, qui perce à travers les ouragans polaires pour nous atteindre près d'un siècle après avoir été émis.

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