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Simone Weil (1909 - 1943) : philosophe humaniste française.
Simone Veil (1927 - 2017) : magistrate et femme d'État française

La confusion assez naturelle qui découle de cette homonymie a quelque chose de relativement cocasse, dans le sens où la carrière de la seconde correspond à ce que la première s'est attachée à dénoncer. Simone Weil, dans cette courte Note sur la suppression générale des partis politiques, expose un point de vue tranchant, de manière simple et claire, qui se révèle vraiment troublant à plusieurs titres. Pour peu qu'on soit disposé à mettre de côté les aspects de l'analyse uniquement tributaires de l'époque (1940...) et quelques hypothèses avancées un peu abruptement comme des vérités générales, l'essai s'avère incroyablement pertinent et percutant. Il en devient même déroutant tant une grande partie du constat et du raisonnement, vieux de 80 ans, correspond à ma vision personnelle de la vie politique institutionnelle contemporaine, formulée ici avec concision et éloquence.

Weil porte dans une certaine mesure l'héritage du contrat social de Rousseau, dans son opposition à la philosophie de Hobbes (la société vue comme la perversion des individus fondamentalement bons ou au contraire comme le liant modérateur de leurs affects immoraux). On peut de temps à autre y voir une certaine naïveté, notamment dans la foi qu'elle nourrit à l'encontre de la Vérité, qui serait toute entière contenue dans chaque individualité et qui ne demanderait qu'à s'émanciper en l'absence de contraintes, mais cela n'entache pas foncièrement le raisonnement à mes yeux.

Parmi les principaux éléments de constat, on peut noter ceux-ci :

  • L'organisation sociale en régime républicain repose sur un équilibre instable, sur un calcul de probabilité un peu hasardeux : "le véritable esprit de 1789 consiste à penser, non pas qu'une chose est juste parce que le peuple la veut, mais qu'à certaines conditions le vouloir du peuple a plus de chances qu'aucun autre vouloir d'être conforme à la justice".
  • L'essence des partis politiques s'articule autour de trois inclinations permanentes : une machine à fabriquer de la passion collective, une organisation exerçant une pression collective sur chacun de ses membres, et une entité dont l'unique fin est sa propre croissance illimitée.
  • La démocratie n'est pas une fin en soi mais un moyen en vue de tendre vers le bien.
  • La démocratie, telle qu'elle est définie en théorie (le peuple dispose du pouvoir souverain), n'a jamais été expérimentée — en Europe du moins. À ce sujet, "dans ce que nous nommons de ce nom, jamais le peuple n'a l'occasion ni le moyen d'exprimer un avis sur aucun problème de la vie publique ; et tout ce qui échappe aux intérêts particuliers est livré aux passions collectives, lesquelles sont systématiquement, officiellement encouragées". Une thématique étonnamment récurrente dans la critique politique d'hier et d'aujourd'hui.

Sur la seule base de ces quelques constats, difficile de ne pas éprouver une très grande lassitude, pour ne pas dire une immense aversion, à la lumière de ce qu'est (et est devenue, en 80 ans) l'organisation de la vie politique au XXIe siècle. L'idée de partis vus comme des instruments ayant pour but de servir une quelconque conception du bien public n'aura jamais été aussi factice. C'est l'anesthésie morale et intellectuelle généralisée : "les partis sont un merveilleux mécanisme, par la vertu duquel, dans toute l'étendue d'un pays, pas un esprit ne donne son attention à l'effort de discerner, dans les affaires publiques, le bien, la justice, la vérité".

On pourra trouver à redire à quelques endroits, notamment quand les totalitarismes du XXe siècle sont évoqués comme le péché original de tous les partis ("tout parti est totalitaire en germe et en aspiration"), qui tendraient à y revenir de manière indirecte et inéluctable, comme par malédiction, par conditionnement quasi pavlovien, ou encore lorsqu'elle affirme que les notions de mensonge et d'erreur sont synonymes, et que "ce sont les pensées de ceux qui ne désirent pas la vérité, et de ceux qui désirent la vérité et autre chose en plus". Sa vision très libérale (au sens politique, américain, et non dans son acception française) de l'être humain, aussi, me pose problème quand elle écrit que des hommes intrinsèquement libres s’orienteraient naturellement et nécessairement vers les bonnes dispositions, vers une sorte de rationalité absolue, comme une garantie absolue du bien : le propos devient un peu caricatural et manichéen (voire utopique) dans ces passages-là.

Mais tout le reste, sur l'inclination pour l'autophagocytose des groupes politiques (entendu dans un sens beaucoup plus large aujourd'hui, au-delà des simples partis politiques) qui trouvent l'énergie de subsister dans la dissolution frénétique des identités et des pensées, sur la substitution de l'obligation de la pensée par l'opération de prendre parti et de prendre position pour ou contre, forme un noyau dur critique d'une désarmante actualité.

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