fleurs_d_equinoxe.jpg, oct. 2020
Équilibre du jour et de la nuit

Le cinéma d'Ozu comporte quelques composantes qui traversent l'ensemble de son œuvre, dans son intégralité (ou presque), pouvant conduire à deux réactions opposées dans un parcours cinéphile donné, à l'heure de la dernière pierre ajoutée à l'édifice. Ainsi, à l'issue de Fleurs d'équinoxe, on peut observer la manifestation d'une très grande cohérence thématique, une constance remarquable, à travers cette énième variation sur le conflit des générations qui se dessine par petites touches successives. La sobriété épurée de la mise en scène alliée à la grande pudeur qui se dégage de cette chronique du quotidien familial peut toutefois s'accompagner ou se décanter peu à peu en une sensation de quasi-stagnation, comme si jamais rien de fondamental ne survenait à un instant donné. Difficile, pourtant, de ne pas ressentir l'épiphanie irriguée par la soudaine attitude du père envers sa fille, à l'issue du film, même si geste paraît infime. Ozu, c'est toujours la même chose, pourrait-on dire. Ou presque.

Mais tout est dans le "ou presque", dans ce portrait qui s'affine très progressivement, autant à l'intérieur de chaque film, de manière autonome, que d'un film à l'autre, dans une dynamique au long cours.

D'un point de vue strictement chronologique, la rupture qui saute aux yeux est bien sûr celle du passage à la couleur, pour la première fois chez Ozu. Il en a une utilisation toute particulière, comme en témoigneront des films ultérieurs comme Bonjour ou Le Goût du Saké, et son sens de la composition trouve un nouveau mode d'expression : après cet attrait du cadre "à hauteur de tatami" caractéristique, on pénètre dans des lieux marqués par leur ambiance colorimétrique. Le gris du bureau, avec les murs, le mobilier et les vêtements, s'oppose clairement aux tons crème des intérieurs résidentiels, des cloisons ocres à la paille de riz des tatamis. Dans ces espaces aux teintes unifiées, le moindre élément qui détonne offre un contraste saisissant qui explose aux yeux.

La toile de fond, thématique cette fois-ci, s'inscrit sans surprise dans la continuité de ce qui a précédé, à savoir les accrocs entre parents et enfants (et plus précisément entre père et fille) à une époque charnière, comme si un ancien monde était en train de s'évanouir, en silence. Dans Fleurs d'équinoxe, c'est très nettement la difficulté du père à laisser sa fille s'épanouir comme elle l'entend qui occupe le devant de la scène, avec tout ce que cela implique en termes de lourd héritage (et de vieilles traditions) dont il faut s'affranchir. Bien évidemment, cette étape d'émancipation se fera sans éclat notable mais au creux d'une douleur diffuse, celle des blessures intérieures, dans un mouvement partagé entre sa douceur et sa mélancolie. Mais pas d'effusion de sentiments : on est quand même très proche de la catalepsie émotionnelle. C'est à ce titre que le film mûrit très bien, une fois le visionnage terminé, dans ce que sa constance continue d'irradier par continuité — un peu comme chez Naruse.

Si on peut reconnaître une certaine sécheresse instantanée tout au long du film (par les dialogues polis, les positionnements moraux, l'intériorité des affects), il ne faudrait pas négliger la composante humoristique qui est tissée avec force avec le reste. Rien à voir avec les blagues autour de l’aérophagie de Bonjour : c'est cette mise en scène de la part de l'amie de la fille, qui prend le père au piège en lui exposant une situation qui n'est autre que celle de sa fille, conduisant dans un cas de figure à rejeter le choix (celui de sa fille) de l'homme aimé et dans l'autre cas de figure à pousser la rebelle (l'amie) à aller à l'encontre de la décision de ses parents. Cette façon de mettre le père face à ses propres contradictions, très progressiste quand il s'agit des autres mais très conservateur lorsqu'il est question de son foyer, est vraiment délicieuse. Même si tout le monde ne l'acceptera pas aisément, à l'image de sa femme. L'humour s'exprime aussi beaucoup dans un bar, à travers la gêne de l'employé qui se trouve confronté à son patron et qui doit feindre de ne pas être un habitué du saké de la maison.

Là où Chishû Ryû révélait les angoisses d'un père veuf contraignant sa fille au célibat dans Le Goût du saké, Fleurs d'équinoxe s'intéresse beaucoup plus au rapport de force qui s'établit entre le père et sa fille, et dans la position de cette dernière, contrainte à défier un symbole d'autorité à cause des prémices d'un mariage arrangé — un peu comme dans Printemps tardif avec Chishû Ryû, encore, et Setsuko Hara. Et c'est aussi un très beau portrait féminin choral, puisque la toute-puissance apparente du père autoritaire sera lentement grignotée, avec calme et détermination, par une série de considérations initiées par des femmes, son épouse, sa fille, ou une amie. Un équilibre est en train de se construire. La dernière séquence se lit à ce titre comme une très belle victoire.

couple.jpg, oct. 2020