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Ce mois-ci, dans le Diplo : Google, ou l'extension du capitalisme à la linguistique ; et une enquête sur la Banque centrale européenne.

Nota Bene : dans le cadre du dossier « Où est la gauche ? », Franck Poupeau aborde le thème de l'utopie et évoque le livre d'Isabelle Fremeaux et John Jordan, Les Sentiers de l'Utopie (voir le billet à ce sujet) dans un article intitulé Des gens formidables.... Une vision singulière, assez critique, sur l'aspect « soluble dans le capitalisme » de ces utopies.


Quand les mots valent de l'or
Vers le capitalisme linguistique
Frédéric Kaplan

Tout le monde connaît Google, le célèbre moteur de recherche dont l'hégémonie (2) est aujourd'hui avérée ; moins nombreux en revanche sont ceux qui connaissent les raisons d'une telle notoriété. Elle repose en grande partie sur deux algorithmes : le premier, permettant de trouver les pages recherchées par les internautes de manière efficace, l'a rendu incroyablement populaire. Le second, affectant une valeur marchande à ces requêtes, l'a rendu démesurément riche.

Google fut développé par deux étudiants en thèse à l'université de Stanford (Californie), Larry Page et Sergey Brin à la fin des années 1990. Il propose alors une nouvelle définition de la pertinence d'une recherche, en s'inspirant des méthodes utilisées pour la valorisation des publications scientifiques : elle se base non plus sur le nombre d'occurrences d'un mot dans une page mais plutôt sur le nombre de liens hypertextes pointant vers cette page. En outre, à chaque fois qu'un utilisateur effectue une recherche, il se voit proposer une série de liens commerciaux liés à sa requête qui viennent se greffer aux résultats escomptés. Les entreprises à l'origine de ces publicités (3) choisissent elles-mêmes les mots-clés auxquels elle souhaitent être associées, et paient l'« annonceur » chaque fois qu'une personne clique sur un de ces liens. Puis, pour déterminer in fine quelles publicités afficher parmi tous les candidats, il fait appel à un algorithme en trois étapes.
  1. La première consiste à fixer le montant de l'enchère, c'est à dire le prix maximum qu'une entreprise est prête à payer, sans pour autant avoir la garantie que la publicité associée à l'enchère la plus élevée figurera dans la première page de la recherche, comme on va le voir par la suite.
  2. La seconde associe à chaque publicité un score (dont le calcul est tenu secret) en fonction de sa pertinence vis-à-vis de la requête utilisateur.
  3. Enfin, la dernière étape calcule le rang  — actualisé des millions de fois par seconde — comme la multiplication de l'enchère par le score d'une publicité donnée, de sorte que ces deux paramètres entrent en balance et permettent par exemple à une publicité dotée d'une faible enchère mais plutôt pertinente de figurer parmi les premiers résultats.

Ce procédé s'avère particulièrement lucratif puisqu'il a permis à la firme d'engranger 9,72 milliards de dollars pour le troisième trimestre 2011, un bénéfice en hausse de plus de 30% par rapportgoogle_bigbrother.jpg à 2010. D'un côté, on peut y voir une fabuleuse base de données statistiques qui fournit des indications sur l'évolution sémantique d'une langue : on suit par exemple les fluctuations du marché avec la variation des saisons (les mots-clés « bikini » et « crème solaire » ont plus de valeur en été, contre « ski » et « vêtements de montagne » en hiver), et on peut observer la concurrence féroce autour des mots-clés comme « amour » et « sexe ». C'est aussi un modèle linguistique très performant, en constante actualisation, qui prend de vitesse nos bons vieux académiciens. Mais d'un autre côté, force est de constater que cela constitue une énième extension (tentacule ?) d'un capitalisme protéiforme, s'attaquant cette fois-ci au domaine de la langue, où chaque mot est vu comme une marchandise. Quand Google propose une correction orthographique, il ne fait pas que nous rendre service en corrigeant une faute : il transforme un matériau sans grande valeur en une ressource économique directement rentable. Quand il prolonge le début d'une phrase, il ne se contente pas de nous faire gagner du temps : il nous fait emprunter un chemin statistique tracé par les autres internautes pour nous amener dans un domaine dont il saura pleinement tirer profit. À ce titre, Google participe à une forme de régularisation de la linguistique, et sans évoquer la théorie du complot, il est légitime de se demander non pas quand, mais dans quelle mesure va-t-il contribuer à la transformer.


Enquête dans le temple de l'euro
La Banque centrale, actrice et arbitre de la débâcle financière
Antoine Dumini et François Ruffin

En septembre 2011, les deux journalistes se sont rendus à Francfort, dans les locaux de la Banque centrale européenne (BCE), pour interviewer le président de l'époque, Jean-Claude Trichet (1). Comme tous les dirigeants de la BCE, il déroule le programme du Fonds monétaire international, et préconise à tout-va l'application méthodique de « plans d'ajustement structurel ». Un terme récurrent de la novlangue néolibérale qui se précise :

« Nous devons aller vers l'élimination des clauses d'indexation automatique des salaires et un renforcement des accords entreprise par entreprise, de manière à ce que les salaires et les conditions de travail puissent s'adapter aux besoins spécifiques des entreprises. Ces mesures doivent s'accompagner de réformes structurelles, en particuliers dans les services, et, quand c'est approprié, de la privatisation de services aujourd'hui fournis par le secteur public, de manière à faciliter les gains de productivité et à soutenir la compétitivité. »

Jean-Claude Trichet, discours du jeudi 8 septembre 2011.

Pourtant, on ne peut pas vraiment parler d'ordres ou de « diktats » émanant de la BCE, pas plus que de simples conseils ou messages comme le prétendent ses dirigeants. Depuis la crise, il s'agit plutôt de conditions via lesquelles le prêteur exerce une forte pression sur l'emprunteur pour être sûr qu'il applique les réformes considérées comme bonnes et nécessaires. Au final, cette crise aura été une incroyable opportunité pour la BCE...
trichet.jpgMais M. Trichet est-il un acteur politique ? Bien qu'il s'en défende (il considère son institution comme apolitique), tout porte à croire que les mesures qu'il préconise forment un véritable programme de gouvernement ultra-libéral : « Augmenter les salaires en Europe serait la dernière bêtise à faire » disait-il en février, alors que les dividendes étaient en hausse de 13% pour atteindre les 40 milliards d'euros à la même époque ; il était également un fervent défenseur du contrat première embauche (CPE) de 2006, en tant que chantre de la « souplesse sur le marché du travail », tout en n'estimant pas souhaitable une taxe sur les transactions financières, etc. La liste est longue ! Rappelons tout de même que M. Trichet était conseiller de Valéry Giscard d'Estaing en 1978, avant d'être nommé par Édouard Balladur comme directeur du cabinet du ministère de l'économie et des privatisations. Aussi, ce n'est que pure coïncidence si le nouveau président de la BCE, Mario Draghi, exerçait comme vice-président de la branche européenne de Goldman Sachs, chargé notamment des dettes souveraines au moment où la banque d'affaires maquillait les comptes de la Grèce... Qui oserait parler de conflit d'intérêt ?

« Ni la BCE, ni une banque centrale nationale, ni un membre quelconque de leurs organes de décision ne peut solliciter ni accepter des instructions des institutions ou organes communautaires, des gouvernements, des États membres ou de tout autre organisme. »

Article 107 du traité de Maastricht.


À écouter : Là-bas si j'y suis, l'émission quasi-quotidienne de Daniel Mermet sur France Inter, consacrée au Diplo une fois par mois. Celle de novembre est accessible sur http://www.la-bas.org/article.php3?id_article=2307.


(1) En complément, cinq émissions de Là-bas si j'y suis sur le thème « Francfort, capitale du capital », diffusées du 3 au 7 octobre 2011 : émission n°1/5,émission n°2/5, émission n°3/5, émission n°4/5 et émission n°5/5.
(2) Connaissez-vous Ecogine ? et Addictomatic ? et Exalead ? et Wikia ? et Veosearch ? et Blackel ? Une petite vidéo résume tout ça ici. Et Blekko ?
(3) Connaissez-vous Adblock ?