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"Les hommes blancs, vous êtes perdus. Trop de questions stupides. Vous n’avez aucun sens, aucun but, aucune direction."

La surprise est de taille quand on tombe sur Le Pays où rêvent les fourmis vertes, en parcourant la filmographie de Herzog de manière chronologique. C'est un film tellement limpide et intelligible, un discours tellement sûr de ses positions, un projet tellement évident dans sa démarche... Dans la forme, aussi, c'est la première fois qu'on peut y sentir comme un avant-goût de ce qu'il fera au XXIe siècle, avec Salt and Fire (lire le billet) pour dernier exemple en date dans la fiction. C'est un exercice troublant pour qui est un peu familier avec l'énergumène, quand on est habitué à ses frasques et à ses messages codés. En s'inspirant d'une affaire qui marqua la justice australienne et les droits des populations aborigènes, on pourra tout de même trouver dans ce film la manifestation de nombreuses lubies du cinéaste. À commencer par la notion d'incommunicabilité illustrée ici par les deux groupes antagonistes, employés d'une industrie minière et populations aborigènes, qui à aucun moment ne parviendront à se comprendre, ne serait-ce que dans leurs intentions.

Herzog comme à son habitude mélange acteurs professionnels (avec en premier lieu le Bruce Spence de Mad Max 2) et acteurs amateurs, avec à leur tête des membres des groupes aborigènes ayant réellement contesté les avancées des groupes industriels sur leurs terres, bien avant la moindre forme de reconnaissance officielle. Il mélange aussi allègrement réalité et fiction, encore et toujours, en modifiant les croyances des tribus aborigènes (avec leur consentement, cette fois-ci) par peur de mal les retranscrire à un public occidental peu à même de les comprendre avec précision, dans toutes leurs complexités. Travestir la réalité pour donner une meilleure impression de réel... On reconnaît là parfaitement la démarche de Herzog.

D'un côté une population immergée dans la nature, dans leurs traditions ancestrales, autant soucieuse de leur terre que de la légende qu'elle contient. De l'autre, les intérêts économiques de l'homme occidental attiré par les minerais du sous-sol. La dichotomie est claire et la charge est très virulente à l'encontre de ces derniers, en dépeignant d'une part des hommes avides et manipulateurs, et d'autre part un environnement urbain chaotique (avec par exemple les ascenseurs qui ne fonctionnent pas), absolument pas maitrisé ou adapté. Tandis qu'une partie du film consacre pleinement la touche Herzog, notamment dans la façon de filmer les rites de la tribu, leurs danses ou leurs musiques captées de manière sensible et simple, dans l'opposition entre conscience et inconscience (réelles et apparentes), dans l'observation de différents types de domination, il y a par ailleurs une forme de manichéisme très étonnante. Non pas que l'œuvre ne soulève aucune question intéressante sur la destruction des civilisations étrangères, ou sur l'incompréhension généralisée qui semble gouverner les rapports conflictuels, mais cela se fait sans le filet des nuances herzogiennes habituelles.

Heureusement, au-delà d'une certaine teneur moralisatrice ou caricaturale, quelques magnifiques moments jalonnent Le Pays où rêvent les fourmis vertes pour laisser leur empreinte. Des aborigènes assis dans un rayon de supermarché pour "rêver leurs enfants afin qu'ils puissent naître", à l'endroit exact où se trouvait le seul arbre de la région (une situation dont le gérant saura tirer profit). L'intervention au tribunal du personnage surnommé "the mute", ainsi prénommé car il est le dernier représentant de sa tribu, et à ce titre le seul être capable de s'exprimer dans sa langue, le rendant muet aux oreilles des autres (l'existence de soi par l'existence aux yeux des autres, à travers la communication : on revient ici au cas de Fini Straubinger dans Le Pays de silence et d’obscurité, comme raconté ici). Les saillies verbales du personnage de Miliritbi : "Les hommes blancs, vous êtes perdus. Trop de questions stupides. Vous ne comprenez rien à la Terre. Votre présence sur cette Terre touchera à sa fin. Vous n’avez aucun sens, aucun but, aucune direction." Et cet enfant aborigène, presque nu sur la terre, perdu au milieu des étendues désertiques parsemées de monticules issus de l'exploitation minière, écoutant un événement sportif en langue espagnole : l'avatar suprême de l'échange stérile englué dans l'incompréhension totale.

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