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Un sursaut d'orgueil avant la mort

Le cinéma indien classique, c'est-à-dire pas exactement celui qui s'exporte en masse dans les contrées occidentales, peut demander un certain temps d'adaptation pour l'apprécier à sa juste valeur, bonne ou mauvaise, qu'on y soit sensible ou pas. Il y a une forme de lenteur constitutive, dans la narration et dans l'étirement de certaines séquences, qui met à rude épreuve les sens et peut empêcher de pénétrer de manière directe l'univers du film dans sa première partie. Mais il ne s'agit là que des conséquences d'une méconnaissance, à n'en pas douter, qu'un minimum de familiarité avec le genre devrait rectifier, ces légers obstacles disparaissant d'eux-mêmes.

En l'absence de repères conséquents, on se raccroche aux branches. Une des principales thématiques dans Le Salon de musique rappelle celle du Guépard chez Visconti (explorée également dans La Poupée, de Wojciech Has, sous un angle différent) : l'affrontement entre l'aristocratie, symbole historique de domination culturelle en déliquescence, et la bourgeoisie, pétrie d'opportunisme et prête à tout pour se faire une place confortable dans les hautes sphères de la société. Mais Satyajit Ray aborde la question d'une manière étonnante : il a beau décrire le protagoniste Biswanbhar Roy dans tout son caractère présomptueux et imbu de sa personne, sans rien dissimuler de son être, c'est bien lui qui recueille notre sympathie.

On ne le ressent que très tardivement dans le film, à la faveur d'un retour de flashback (la longue partie au centre du récit) faisant l'effet d'une décharge électrique, mais l'agonie et la déliquescence de l'univers de Biswanbhar Roy confère à l'ensemble un charme mélancolique presque fataliste. Sa dernière envolée, à travers la somptueuse cérémonie organisée avec ses derniers deniers et l'ultime course à cheval où il part littéralement chercher sa propre mort, est d'une beauté lyrique troublante. Le film file vers cette fin tragique de manière évidente, très explicite à travers la profusion de symboles divers dispersés çà et là, mais sans que cette évidence ne soit un obstacle à l'empathie ou à l'immersion.

Cette dernière fête musicale constitue d'ailleurs le dernier jalon d'une construction ternaire, autour de trois cérémonies composées de trois façons très différentes. La première est filmée en plans longs, avec de lents travellings à travers la pièce pour capter l'exaltation absolue du moment. La seconde sera beaucoup plus frénétique du point de vue du montage, et les éclairs récurrents que l'on perçoit à travers la fenêtre, parmi d'autres éléments annonciateurs, signalent la catastrophe à venir. La troisième, point culminant des antagonismes entre le protagoniste et son voisin bourgeois à qui il démontrera sa supériorité intellectuelle dans un sursaut de fierté, d'arrogance et de mépris absolus, s'accompagnera d'une série encore plus dense de symboles (l'araignée sur le tableau, le carillon du lustre, la poussière du miroir, les bougies qui s'éteignent en rafale) annonçant avec force la tragédie imminente. La prédominance symbolique de cette séquence peut rebuter, mais cette profusion de signes peut aussi alimenter une dimension onirique, comme un enchantement funeste, plutôt original dans l'ambiance qu'elle parvient à tisser. À l'image du lustre vacillant dans l'obscurité, image mystérieuse qui ouvre et clôt le film.

C'est presque a posteriori que le souffle du film revient au centuple, alors qu'on réalise à quel point la passion de Roy l'aura consumé, lui et sa fortune. Il s'est enfermé dans un microcosme de contemplation, de passivité, d'attente, comme s'il observait sa propre déliquescence à distance. Le portrait n'est pas du tout flatteur, et même s'il emporte a priori l'empathie du spectateur, on retient surtout le plaisir qu'il aura éprouvé à humilier publiquement son voisin, apte uniquement à singer l'aristocratie, à reproduire ses codes sans les avoir assimilés au préalable. Satyajit Ray capte ce moment d'orgueil au terme d'un voyage (temporel et mental) autodestructeur magnifique, à l'esthétique singulière, à la fois ostentatoire et austère, faste et âpre.

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