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Une clavicule cassée, une entaille profonde à la jambe, une épaule infestée d'asticots, des crocodiles et des piranhas : tout va bien.

L'histoire de Dieter Dengler, pilote américain qui fut prisonnier pendant la guerre du Vietnam après le crash de son avion, et celle de Juliane Koepcke, unique survivante d'un crash survenu au-dessus de la jungle péruvienne en 1971, trouvent un écho remarquable dans la filmographie de Werner Herzog. Impossible de ne pas voir dans Little Dieter Needs to Fly et Les Ailes de l'espoir un diptyque typiquement herzogien sur la condition de l'homme et sur des formes d'emprisonnement très singulières. Sa démarche et ses obsessions n'ont pas beaucoup changé depuis ses débuts documentaires, quand on pense à l'une de ses premières œuvres non-fictionnelles comme Avenir Handicapé, qui mettait déjà en parallèle deux formes de pénitence, le handicap de certains et l'existence de tous.

On ne saurait dire avec certitude ce qui intéresse le plus Herzog : l'histoire proprement hallucinante de cette femme en 1971, seule survivante d'un crash d'avion parmi 92 passagers qui passa douze jours à parcourir la jungle sud-américaine avant de trouver de l'aide, ou bien la psychologie de cette même femme en 1998, à l'époque du tournage, alors qu'elle a développé une carapace psychologique impressionnante pour résister aux nombreux traumatismes (physiques et mentaux). On serait tenté de pencher pour la seconde option, la première servant de motif voire de catalyseur à la seconde. En emmenant Juliane à l'endroit précis du crash et en retraçant son épopée à travers la jungle, Herzog reconstitue les faits le plus fidèlement possible (en apparence) mais, bien plus encore, il observe avec minutie le comportement et les (non-)réactions de son sujet. Pour s'en convaincre, il suffit de regarder la séquence où il s'étonne de l'absence de gêne occasionnée par la présence d'une multitude d'insectes sur la peau de Juliane, qui aurait provoqué le dégoût et la révulsion chez la majeure partie de la population.

Le plus drôle, du point de vue de l'anecdote, réside sans doute dans le fait que Herzog et son équipe auraient dû être présents dans le même avion que Juliane. Mais à la veille de Noël, la compagnie (dotée d'une réputation assez peu enviable) qui assurait le vol dut annuler le trajet de toute l'équipe de tournage pour des raisons bassement organisationnelles (c'était le dernier appareil de la compagnie, tous les autres s'étaient écrasés au cours des deux années passées). Et pour continuer sur ce registre du loufoque semi-macabre, Herzog se rendit le lendemain dans la même jungle péruvienne, à quelques kilomètres de l'endroit où se produisit le crash, pour le tournage de Aguirre, la colère de Dieu. Une telle coïncidence, ça ne s'invente pas.

Sur la forme, on retrouve tout ce qui fait le sel de ses productions : le rejet du sensationnalisme alors que le matériau brut s'y prête fortement, des digressions incessantes, des accès d'onirisme poétique, un peu d'humour par-ci par-là, et on imagine que les rêves de Juliane qui sont racontés ici sont inventés de toutes pièces par Herzog lui-même. Mais d'autres images a priori bien réelles resteront durablement en tête : le paysage sinistre d'une jungle constellée de débris issue de la carlingue explosée, avec les arbres décorés d'effets personnels des passagers morts comme un sapin de Noël particulièrement sordide, ou encore la chute de Juliane, encore accrochée à son siège, décrite comme un tournoiement infini tandis que la jungle sous elle ressemblait à la texture verte d'un brocolis en rotation.

Et elle d'en rajouter une couche dans le détachement et la neutralité du point de vue, en expliquant sereinement qu'elle n'avait pas peur, au milieu du fleuve, cernée par les crocodiles qui plongeaient vers elle ("ils fuient à l'approche d'un être humain", tout va bien) dans une eau probablement infestée de piranhas ("ils sont inoffensifs dès lors qu'il y a du courant", tout va bien). Une clavicule cassée, une entaille profonde à la jambe et une blessure à l'épaule infestée d'asticots se repaissant de sa propre chair : rien qui ne l'arrête, pendant 12 jours, dans sa lutte apaisée pour la survie.

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