maine_ocean.jpg, juin 2020
L'euphorie éthylique de la samba vendéenne

Première publication le 20/06/2020.

Maine Océan, c'est l'histoire de Bernard Ménez et Luis Rego, deux contrôleurs de la SNCF qui finiront par se retrouver sur l'île d'Yeu après avoir rencontré une belle danseuse brésilienne n'ayant pas composté son ticket (elle n'a pas fait "chtong à la gare" comme dit Régo) défendue par une avocate interprète maladroite. Là-bas ils se mêleront à un groupe de marins bourrus, avec Yves Afonso en tête des festivités (inoubliable Marcel Petitgars avec son dialecte aussi attachant qu'à la limite de l'incompréhensible), ensorcelés par un improbable imprésario américain qui fera miroiter une carrière de "nouveau Maurice Chevalier" à Bernard Ménez, totalement envoûté et désinhibé par l'alcool (inoubliable "je suis le roi de la samba"). Un bordel monstre, en résumé, articulé par les incompréhensions infinies des différentes langues (français, brésilien, anglais, patois de marin-pêcheur) et des différents quiproquos, qui rejoint en ce sens la cacophonie importée par Pierre Richard et Jacques Villeret dans Les Naufragés de l'île de la Tortue. Un peu comme du surréalisme prosaïque à la Dumont, en version ilienne et vendéenne.

Bernard Ménez abandonnant son costume de contrôleur aigri dans la grisaille ferroviaire pour lentement se transformer en un fanfaron chanteur sous l'effet des vapeurs d'alcool, de l'air frais du large et des promesses fourbes d'un producteur fantasque, c'est un grand moment. On pourrait reprocher à Jacques Rozier une certaine longueur, pour peu qu'on n'adhère pas au délire hypnotisant de cette bande de gais-lurons qui déambulent de trains en bistrots et de pianos en bateaux. L'émancipation du contrôleur qui a vu ses rêves et ses désirs trop longtemps refoulés se fait en roue libre et son emballement peut ne pas faire rire, au même titre que les baragouinages incessants de Petitgars. Mais ce serait passer à côté d'un sens de l'aventure tellement particulier... La façon dont cette troupe hétéroclite s'envole de son quotidien et prend le large de manière impromptue est à mes yeux irrésistible.

La surprise du chaos narratif, partagé entre une forme de réalisme exacerbé et une certaine tendance à s'éterniser dans le plan, se poursuivra jusque dans le dernier temps du film, lorsque la réalité se rappellera au contrôleur, perdu au milieu de l'océan et contraint de sauter de bateau en bateau pour retrouver la rive et sa vie de train. Une échappée buissonnière totalement foutraque et insolite, clivante aussi, dont le caractère fantaisiste pourra être très rebutant, le propre des comédies loufoques. Mais cette façon de filmer une envolée existentielle, le temps d'une courte escapade, façonnée dans un pragmatisme quotidien paradoxal, se terminant en cuissardes, valise à la main, échoué sur un banc de sable après l'annulation d'un vol pour New York, est d'une tendresse incroyablement attachante. Le bazar absolu d'une soirée samba surréaliste dans une salle municipale, ce moment de liberté, au-delà des obstacles à la communication et avant le retour à la réalité, aura changé bien des choses.

afonso_menez.png, juin 2020

Première publication le 22/09/2021.

J'avais totalement oublié à quel point "Maine Océan" baigne dans ses propres flottements, avec des séquences qui s'étirent bien au-delà du raisonnable, des changements de tons incompréhensibles, et toutes ces approximations qui indiquent bien comment le film a été construit sur de l'improvisation et des aléas de tournage. De fait, l'intrigue n'existait qu'à l'état de squelette, et l'ensemble a dérivé au gré de l'inspiration. Dix années séparent ce film du précédent de Rozier, "Les Naufragés de l’île de la Tortue", qui n'a réalisé que quelques films entre 1960 et 2000.

On serait bien en peine d'identifier un protagoniste au sens strict, même si en lisant le film à l'envers on est tenté de voir Bernard Ménez comme le réceptacle du propos, à savoir le refoulement des rêves et des désirs, réveillés par la folie d'un weekend alcoolisé qui emporte tout sur son passage, comme une tornade, avant de retourner de manière brutale au pragmatisme quotidien et laborieux. Il faut apprécier les longueurs des scènes qui l'opposent, notamment, à Yves Afonso (Marcel Petitgas) en roue libre totale — il prend beaucoup d'espace et n'en laisse pas beaucoup à son avocate maladroite pas plus qu'à la danseuse brésilienne qui n'existe que le temps d'une danse hypnotisante.

Avec le recul, le délire loufoque m'a moins envoûté, mais l'inadaptabilité de ces fous à la norme est devenue plus palpable, avec pour point culminant l'errance finale du personnage sur une côte déserte. Les tensions premières disparaissent peu à peu, en échangeant, pour laisser place à des amitiés certes passagères. On garde les souvenirs d'une samba endiablée au cœur d'une échappée buissonnière, avec des alliages aussi exotiques qu'insolites qui sont bien difficiles à retranscrire à l'écrit. Un fond de philosophie de joie de vivre peut-être, ou du moins de l'euphorie passagère qui transperce les difficultés de communication et l'hétérogénéité des milieux.