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"One murder makes a villain; millions, a hero. Numbers sanctify, my good fellow!"

Premier film de Chaplin débarrassé de son personnage de Charlot... sur une "idée" d'Orson Welles... et le résultat est assez sidérant tant il s'écarte de tout ce qu'on peut connaître de sa part par ailleurs, y compris en prenant en compte ce qu'il fera par la suite — Les Feux de la rampe et La Comtesse de Hong Kong par exemple. Le cadre faisant office de toile de fond très vague, à peine abordé, est pourtant celui d'une partie de sa filmographie : la crise économique de 1929 et ses conséquences sociales. Sauf qu'ici, les conséquences ne sont pas tout à fait les mêmes qu'à son habitude, puisqu'il s'agit d'un employé de banquier au chômage du jour au lendemain, qui se trouvera une passion (et un talent franc) pour des aventures criminelles à la Barbe-Bleue, avec séduction de riches femmes mûres et accaparement de richesses après avoir fait disparaître les corps.

La démarche ne paraît pas immensément subtile a posteriori, vue d'aujourd'hui, mais elle contient néanmoins une audace et un sens du contre-pied vraiment surprenants. L'ambiguïté morale du protagoniste est le moteur d'un questionnement politique sans cesse renouvelé quant à la politique américaine, et Chaplin s'en donne à cœur joie dans les sarcasmes sur l'industrie de la guerre et toutes les recettes commerciales qui en découlent, naturellement, dans la logique du marché. La Seconde Guerre mondiale est clairement passée par-là... La satire trouve un écho étonnant dans la noirceur du propos, et si tous les mécanismes de mise en scène ou de narration ne sont pas abandonnés, ils sont mis à profit dans un contexte totalement différent. Il suffit de regarder la scène de la tentative d'empoisonnement (et toutes les tentatives de nuire à Annabella Bonheur de manière générale) pour mesurer cet équilibre hallucinant entre horreur et humour — avec un beau sens de la tension et des dialogues adaptés. En tant que non-amateur transi de Chaplin, je suis le premier surpris.

Les traits habituels de Charlot ressortent de temps en temps dans des passages incongrus (par exemple lorsqu'il essaie d'assassiner une femme sur un canot), et le résultat, ambivalent, aboutit sur une satire grinçante et burlesque, cruelle, presque inconfortable. Dans cette variation sur les histoires sentimentales et criminelles de Landru, Chaplin se régale avec un humour noir qui fut très froidement accueilli à l'époque. Seule lueur d'espoir : le personnage de la jeune femme, incarnée par Marilyn Nash, sauvée in extremis, presque par hasard. Un film d'une amertume assez folle, rempli de désillusions, qui pourrait presque se lire comme une vengeance, avec un Chaplin qui se déclare coupable en filant de lui-même vers l'échafaud. Cette fois-ci, avec ce degré de sarcastique et de sinistre, on ne pourra pas lui reprocher un quelconque sentimentalisme.

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