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Emprise soviétique et mirage de l'Occident

O-bi, O-ba, à travers la peinture dystopique d'une micro-société sur le déclin suite à une guerre nucléaire, contient une double démonstration tout à fait surprenante. Avec un budget qu'on n'a aucun mal à deviner très limité, produit dans un pays du bloc communiste quelques années seulement avant l'effondrement de l'URSS, le réalisateur polonais Piotr Szulkin est parvenu au-delà de toutes ces contraintes à créer un univers de science-fiction minimaliste mais cohérent et très immersif, d'une part, et d'autre part à proposer une réflexion presque universelle sur le thème de l'aliénation, avec une myriade d'interprétations possibles à la clé.

On est d'emblée projeté dans l'atmosphère sale et sombre d'un futur proche, dans lequel un groupe informe d'humains vit reclus, à l'abri du "Dôme", une structure les protégeant de l'hiver nucléaire à l'extérieur. Dans une ambiance particulièrement angoissante, titillant la fibre claustrophobe qui sommeille plus ou moins en chacun de nous, on parcourt aux côtés du protagoniste Soft les méandres de ce labyrinthe insalubre, à la lumière bleutée des néons blafards. La misère humaine omniprésente, qui se matérialise à tout instant dans les haillons pouilleux qui servent de vêtements aux âmes errantes dont on ne verra jamais les visages, n'a d'égal que le caractère vacillant du Dôme qui menace de s'effondrer. On mesure l'ampleur et la croissance des fissures qui le parcourent un peu partout, mais on ne peut rien faire pour stopper cette détérioration et enrayer la menace qui grandit de jour en jour.

Alors, on se raccroche à une croyance, à une prophétie.

O-bi, O-ba est sorti la même année que Brazil, sur un thème vaguement commun de l'anticipation dystopique, mais les perspectives (autant que les budgets) diffèrent sensiblement. Là où Terry Gilliam dépeignait l'enfer totalitaire et bureaucratique, Piotr Szulkin propose une allégorie politique d'une étonnante noirceur, sur un ton beaucoup plus sombre, dans une trajectoire beaucoup plus funeste.

La prophétie qui maintient la population en ordre, c'est cette idée selon laquelle une Arche aurait été envoyée pour venir la secourir : dissimuler la peur des foules sous un épais vernis d'espoir, voilà un moyen efficace pour les contrôler. Peu à peu, on en apprend plus sur ce mythe de l'Arche, sur sa dimension hautement politique, et sur le rôle de Soft dans la fabrication de cette croyance.

Le film déroule ainsi une série de moments d'espoir non feint au milieu du marasme, mais dans un sentiment d'horreur glaciale. Au courant de la supercherie, on aborde très différemment les manigances des uns et les espérances des autres. Ces sursauts d'espoir, à l'inverse, au lieu de gommer le désespoir, la misère, la déchéance, et l'insalubrité, ne font que les renforcer. Ainsi on découvre, un peu comme dans Soleil Vert, que la nourriture provient de la cellulose de livres que l'on détruit. On découvre les rêves hallucinés de certains, alimentés par les fantasmes que suscite le sauvetage de l'Arche, qui ont pris les devants et ont congelé des corps féminins dans l'attente de les ranimer plus tard, à l'abri, dans un futur tout à fait artificiel mais qui constitue la seule aspérité à laquelle se raccrocher.

Aux côtés de Soft, on découvre petit à petit les différentes couches constituant le mensonge, ce mirage qui maintient l'ordre dans cette société. Dans ce chaos, il devient de plus en plus difficile de démarquer la raison de la folie. Dans ces conditions, une poignée d'hommes suffit à maintenir les mécanismes de contrôle opérationnels, et travaillent à ce qu'ils le restent une fois que le Dôme sera brisé, avec une longueur d'avance sur ses habitants, obnubilés par leur survie et leur salut. Le Dôme et l'Arche, l'emprise soviétique et le mirage de l'Occident, une forme d'aliénation et une forme d'opium pour le peuple : au-delà des nombreuses interprétations que l'on peut trouver dans O-bi, O-ba, il subsiste un regard particulièrement désespéré sur le pouvoir asservissant de la croyance, sur la prédisposition des uns à l'embrasser et sur la volonté des autres à l'exploiter.

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