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Une histoire de privation de parole

Le parti pris qu'adopte Jean-Gabriel Périot dans sa retranscription de l'histoire de la RAF (Fraction armée rouge) produit deux effets bien distincts et potentiellement constructifs : c'est une expérience à la fois déroutante dans son accumulation conséquente de documents d'archives et fascinante dans l'immersion qu'elle propose voire impose en s'affranchissant de manière radicale de tout commentaire, de tout élément d'analyse extérieure, de tout regard autre que celui, partiel, des différents acteurs impliqués au tournant des années 70. À mon sens, Une Jeunesse allemande n'a aucune ambition pédagogique ou didactique : seule compte l'ambiance générée, dans ce flot d'images et de discours qui s'enchaînent à un rythme effréné. Le procédé a des limites évidentes, certains aspects sont parfaitement contestables, mais il est à mes yeux difficile de nier l'effet produit.

En l'absence d'éclairage profond sur cette période allemande d'une dizaine d'années assez dense en événements historiques, et en dehors du cas d'une prédisposition particulière, on est contraint de se laisser emporter par le courant. Un courant chronologique, portant en creux le portrait d'une jeunesse, des mouvements contestataires de la fin des années 60 basés sur le rejet des choix de l'Allemagne du passé jusqu'à la fin des années 70, en prison, avec une série de suicides (officiellement). C'est le portrait d'Andreas Baader, Gudrun Ensslin, et Jan-Carl Raspe, entre autres, et de leurs parcours qui ne laissaient pas présager, à l'origine, la série d'attentats meurtriers de 1972. L'exercice peut paraître un peu vain ou trop policé, tant Jean-Gabriel Périot prend de grandes précautions pour soigneusement renvoyer dos à dos les deux discours opposés (l'organisation d'extrême gauche d'un côté et les représentants de l'autorité de l'autre), mais il est loin d'être inintéressant.

Le plus intriguant, au fond, c'est d'observer la trajectoire depuis leur condition d'enfants de petits bourgeois jusqu'à leur réflexion sur la nécessaire implication dans la lutte armée. Ils ont eu les moyens de se forger une conscience intellectuelle qui s'est progressivement tournée contre la génération de leurs parents, contre les restes de la société nazie périclitante, et contre l'autorité répressive en général. Même s'il n'y a pas à proprement parler de propos sur cette théorie de la violence, je trouve assez fascinant comment de simples révoltés, ignorés par le pouvoir, ont fini par se métamorphoser précisément en la figure de terroristes qu'on leur avait posée, un peu hâtivement, au tout début de l'histoire de leur organisation.

Comment des journalistes, des éditeurs, des cinéastes, des jeunes appartenant à une certaine élite bourgeoise et intellectuelle sont passés de la nécessité (de leur point de vue) de la lutte sociale à une nécessité d'une toute autre forme, résolument violente. Comment l'utopie intellectuelle a engendré presque naturellement l'avènement de l'action sanglante : le passage de l'un à l'autre, souligné dans le documentaire par la parole qu'on ne leur donne jamais vraiment dans les médias de l'époque (journaux, émissions, etc.), bien avant le point de bascule violent, trouve une résonance très particulière avec la perception de la radicalisation terroriste contemporaine.

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