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« The Gods of the Lamas shall deny you White Men the object of your search »

Il y a deux films dans The Epic of Everest, deux documentaires mis bout à bout qui colorent chacun à sa manière l'œuvre de J. B. L. Noel.

C'est évidemment, dans sa seconde partie, le récit d'une ascension aussi grandiose que malheureuse. Celle de l'Everest, dans laquelle les deux alpinistes britanniques George Mallory et Andrew Irvine se sont lancés en 1924. Le réalisateur et alpiniste John Baptist Lucius (JBL) Noel enfile ses habits d'explorateur documentariste et part à la découverte d'horizons inexplorés à l'époque. Entouré de quelques centaines d'hommes et d'animaux (yaks, ânes, poneys), on réalise assez vite que c'est la dimension collective de l'aventure qui l'intéresse, bien plus que l'exploit de deux hommes qui ne reviendront jamais de la dernière portion de l'ascension. Cet épisode est raconté avec une sobriété aussi étonnante qu'appréciable, et il faudra attendre 1999 pour qu'une expédition américaine retrouve le corps momifié de Mallory, ne faisant plus qu'un avec la montagne. À ses côtés, un couteau, un altimètre, des lunettes de neige, mais aucune trace de l'appareil photo que les deux alpinistes avaient emporté avec eux. Le "premier documentaire" (l'un des premiers, tout du moins) de l'Histoire compose ainsi avec le doute en laissant entier le mystère des derniers moments de leur vie.

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Cette incertitude invite à porter un autre regard sur la première partie du documentaire, consacrée au long cheminement du groupe à travers les paysages tibétains. L'occasion pour J. B. L. Noel de se faire ethnographe de circonstance, en filmant les lieux et ses habitants et en délivrant des images vieilles de cent ans d'une valeur inestimable. Saluons au passage le travail de restauration de la BFI National Archive, le rendu est propre, ne dénature pas le matériau d'origine, et rend hommage aux incroyables séquences en time-lapse cent ans avant que cela ne devienne une mode. On ne peut pas vraiment en dire autant de la musique qui accompagne cette version restaurée, oscillant entre le correct et l'insupportable. Cette atmosphère sonore rejoint en quelque sorte l'emphase de certains cartons, bien qu'ils soient dans le ton des récits exotiques ou épiques de l'époque. Bien plus dérangeant est le portrait que Noel fait des populations tibétaines rencontrées en route, assez supérieur, paternaliste, et condescendant. Cela va bien au-delà de la curiosité naturelle de l'Occidental pour ces cultures (de la couleur éclatante des tenues, telle qu'elle est décrite, aux gens qui ne se lavent jamais, quelle horreur !), comme par exemple le passage où il commente dans les intertitres la nature primitive de leur musique. Rien de choquant à l'époque, sans doute.

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Même si la démarche du cinéaste britannique semble beaucoup moins intellectualisée ou même réfléchie que celle de Robert J. Flaherty pour Nanouk l'esquimau (sorti deux ans avant), le caractère intrigant de ce voyage reste aussi puissant aujourd'hui. Il ne s'agit simplement pas du même voyage : en 1924, il était spatial et partait à la découverte de terres parfaitement inconnues ; aujourd'hui, il est temporel et nous renvoie un siècle en arrière. Les filtres colorés qui accompagnent certains plans de glaciers immenses font même parfois penser à des images d'une autre planète, telle qu'on la verrait dans un vieux film de science-fiction. La première partie, dans l'ampleur du voyage et dans la diversité des voyageurs, avec cette foule de sherpas et cette nuée de tentes, rappelle de manière anachronique le récit de la conquête de l'Ouest de La Piste des géants (The Big Trail en V.O., réalisé par Howard Hawks en 1930).

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On peut regretter ou s'amuser de l'aspect mystique qui survient de temps en temps, présent notamment dans les derniers cartons :

Could it be possible that we fought something beyong our knowledge? Could it be, as these mystic people say, that this terrible mountain LIVES and is SPIRIT GUARDED?

Des commentaires délicieusement surannés, depuis que l'on sait que l'Everest est on ne peut plus "escaladable" (on en fait même des blockbuster), loin de tout mauvais sort et autres esprits gardiens. Mais on apprivoise assez bien ce style enflammé fait de "Chomolungma, mother goddess of the world" et de "the Gods of the Lamas shall deny you White Men the object of your search". Il permet à J. B. L. Noel de se focaliser, tout du moins par moments, sur les populations locales qui volent la vedette aux "célébrités" comme George Mallory et Andrew Irvine. Les quelques portraits en gros plan sont d'ailleurs majoritairement consacrés aux tibétains, laissant les deux alpinistes dans la foule des explorateurs occidentaux durant une bonne partie du film. Ils restent deux anonymes jusqu'aux derniers plans, filmés à quelque trois kilomètres de distance, où l'on distingue à peine deux minuscules silhouettes éphémères perdues dans l'immensité blanche des neiges éternelles. La différence d'échelle, à laquelle s'ajoute l'incertitude du réalisateur quant à leur sort, au moment où il capte ces images, ne peut qu'accroître la dimension tragique de ces derniers instants saisis presque par hasard.

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J. B. L. Noel himself, lors du tournage, avec son équipement dédié à l'expédition.