white_dawn.jpg, oct. 2019
White Light / White Heat

Nanouk l'Esquimau, le film de Robert Flaherty tourné en 1922 dans la baie d'Hudson au-delà du cercle polaire, est devenu au fil du temps un jalon essentiel du cinéma documentaire principalement pour deux raisons. Tout d'abord, il réalisait l'exploit de ramener des images d'un bout du monde largement méconnu à une époque (le début du XXe siècle) où la conquête des pôles était encore un enjeu majeur des empires, comme en témoignent les expéditions au Pôle Sud de Robert Falcon Scott (1910-1912, cf. le film L'Éternel Silence), Ernest Shackleton (1914-1917, cf. le film South) ou encore Roald Amundsen (1910-1912, arrivée au pôle à peine un mois avant l'expédition britannique de Scott et éclipsée par le magnifique échec de cette dernière). Ensuite, prouesse non moins incroyable, il posait le cadre d'un registre cinématographique considéré jusqu'alors comme inexistant, le documentaire, tout en témoignant une conscience aiguë de ses rouages et de ses limites — le fameux "Sometimes you have to lie. One often has to distort a thing to catch its true spirit." Dans cette optique bien délimitée, The White Dawn constitue la troisième incursion cinématographique entièrement tournée dans ces régions reculées du cercle polaire, 50 ans plus tard, le second étant un obscur film de 1933, Eskimo, réalisé par W. S. Van Dyke. Le prologue tout en noir et blanc, sous forme de faux documentaire, invite tout particulièrement à considérer l'œuvre à l'aulne de ces quelques considérations.

Philip Kaufman s'est donc imposé une contrainte très forte en allant chercher le réalisme très pragmatique d'une micro-société inuite, dans le but d'y injecter une trame fictionnelle située en 1896. Trois chasseurs de baleines se retrouvent coincés sur la banquise de l'Arctique suite à une avarie (dont le personnage de Warren Oates est à l'origine), et ces trois survivants ne devront leur salut qu'à l'aide d'Inuits rencontrés par hasard : l'occasion pour eux comme pour nous de pénétrer dans le microcosme de ce groupe social très particulier, et d'en découvrir progressivement les coutumes. Le respect de la langue inuite renforce grandement l'immersion, et le film est dans un premier temps entièrement tourné vers la découverte d'un mode de vie très singulier, sans aucune condescendance. C'est ainsi que l'on parcourt les rites de la communauté, en passant par la chasse au phoque, au morse et à l'ours polaire, par les déplacements géographiques au fil des saisons, par les incantations d'un shaman peu enchanté par la présence de ces étrangers (considéré comme des "dog children"), ou encore par une magnifique cérémonie à l'intérieur d'un igloo au cours de laquelle deux femmes inuites pratiquent un chant unique où chacune utilise le corps de l'autre comme un instrument de musique, en faisant vibrer ses cordes vocales en soufflant dans sa gorge. Cette dernière séquence, tout comme les sons qui sont produits par les deux femmes (un motif musical qui sera réutilisé par la suite), est très marquante.

Puis The White Dawn met en exergue le choc des civilisations, une fois passée l'étape d'apprivoisement mutuel. Les manières européennes sont initialement appréciées pour leur côté folklorique, avec un effet miroir intéressant, avant que la corruption de cette culture jusqu'ici préservée ne fasse son œuvre. Le conflit entre les deux populations se traduit dans un premier temps à travers des tentatives de domination un peu mesquines de la part d'un invité, en profitant de la naïveté résultant de leur mode de vie : la scène des paris au lancer de couteau est emblématique de cette manipulation bon enfant de la part de Oates, qui finit malgré tout par céder son couteau au perdant (à qui il a subtilisé les deux filles, tout de même). Les trois personnages européens incarnent à ce titre trois facettes bien distinctes de la rencontre entre deux cultures, entre jouissance désintéressée, volonté d'intégration et position de retrait. C'est vers cette thématique que le film se déplace peu à peu, pour in fine en constituer le cœur de sa dernière partie, envahie par l'incompréhension de la majorité du groupe et par les conséquences tragiques de certains actes (le vol de nourriture, l'introduction de l'alcool). Mais c'est la simplicité des rapports qui prédomine, au-delà des difficultés de communication, et qui confère au film son atmosphère si spéciale, malgré tout, pendant un long moment. Comme beaucoup d'autres œuvres (il y aurait un joli corpus à faire), The White Dawn invite à dépasser les grilles de lecture classiques qui délimitent de manière trop confortable le bien et le mal, le civilisé et le sauvage, l'homme de lettres et le cannibale. Les monstres ne sont pas nécessairement ceux auxquels on pense de prime abord.

intro.jpg, oct. 2019barque.jpg, oct. 2019